Le centenaire de sa naissance est l’occasion de faire découvrir une pensée originale qui mêle la tradition grecque et l’inspiration juive. Emmanuel Levinas fut un grand commentateur des textes philosophiques aussi bien que des textes talmudiques. Si l’on retient de lui surtout son éthique de la responsabilité pour autrui, il ne faut pas oublier qu’il développa plus généralement une réflexion radicale faite de ruptures et d’ouvertures qui continuent de dérouter les pensées contemporaines.
Emmanuel Lévinas : le sens universel de l’élection
Par Sophie Fraiberg Docteur en philosophie
Biographie :
Emmanuel Lévinas est né en 1906 en Lituanie. Son père possédait une librairie à Kovno jusqu’au déclenchement de la guerre : en 1916, sa famille s’installa alors à Kharkov, en Ukraine. Il a baigné dans ce qu’il nomme le "judaïsme lituanien", entre Pouchkine et la Torah.
En 1923, il décide de partir pour la France et de s’installer à Strasbourg. De ce séjour, on sait qu’il retient avant tout sa rencontre avec Maurice Blanchot, mais aussi la rencontre avec quelques maîtres en philosophie qui lui enseignent les auteurs classiques.
Il part en Allemagne, à Fribourg où enseigne Husserl. Il y passe deux semestres, en 1928-1929.
Il soutient sa thèse à Paris sur La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl en avril 1930 et il renonce à l’agrégation pour se consacrer aux œuvres scolaires de l’Alliance israëlite universelle et à l’Ecole normale israëlite orientale qu’il dirigera plus tard pour de nombreuses années. En 1931 il bénéficie de la nationalité française.
La guerre
La guerre le rattrape et il est mobilisé en tant que sous-officier interprète, envoyé au quartier général de la 10e armée de Rennes, fait prisonnier en juin 1940. Libéré par l’armée américaine puis démobilisé, il retrouve son épouse Raïssa et leur fille Simone, sauvées grâce à Maurice Blanchot et au refuge d’une communauté des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Il apprend petit-à-petit que le reste de sa famille a péri en Lituanie, massacrée par les nazis. Vivant aux lendemains de la guerre avec ce qu’il nomme "l’injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de morts", Emmanuel Lévinas a sans doute déjà fixé les deux orientations de son œuvre que sont le souci d’illuminer les textes juifs d’une manière nouvelle et la volonté de réinterpréter les conditions de la vie intérieure dans la perspective d’un accueil pour l’humanité de l’homme.
Le Talmud
C’est le Talmud qui forme très tôt le centre de gravité du judaïsme d’Emmanuel Lévinas parce qu’il permet un regard critique pleinement conscient qui reprend les énoncés de l’Ecriture dans un "esprit rationnel". Mais il est méfiant à l’idée que les textes étudiés pourraient offrir des informations sur la "vie" de Dieu ou l’au-delà et se souvient du principe de Maïmonide qui affirmait que " tout ce qui se dit de Dieu dans le judaïsme signifie par la pratique humaine".
L’œuvre d’Emmanuel Lévinas "a mêlé de façon concertée la philosophie grecque et occidentale et la tradition juive"1. On peut dire qu’il a énoncé en grec" "les principes que la Grèce ignorait"2.
De 1930 à 1995, Emmanuel Lévinas a publié plus de trente livres et plusieurs centaines d’articles et d’entretiens. C’est en 1961 qu’il publie Totalité et infini : essai sur l’extériorité, il est nommé professeur à l’université de Poitiers puis à l’université de Nanterre en 1967, et enfin il enseigne à la Sorbonne en 1973 ; en 1974, paraît Autrement qu’être ou au-delà de l’essence ; il enseigne aussi la pensée juive à l’Université de Fribourg.
Il est décédé à Paris le 24 décembre 1995.
Un penseur juif
Lévinas avoue que l’expérience pré-philosophique de la lecture de la Bible a joué un rôle essentiel dans sa façon de philosopher. Sa pensée, qui se confronte à la philosophie grecque, prône un recours à l’expérience elle-même, à ce qu’il y a de plus irréductible dans l’expérience : l’autre. Il rappelle que la spiritualité grecque est dans le savoir ; "il s’agit de saisir l’être, dans les deux sens du terme : comprendre et prendre, dévoiler et maîtriser". La Bible, nous dit-il, "respire" autrement ; "elle apporte l’idéal de la proximité sociale comme mode originel de la spiritualité, du sensé, de l’intelligible"3. Elle nous donne à penser l’idée d’un lien originaire du moi à la bonté qui précède les rapports conflictuels dans lesquels se tiennent ordinairement les hommes.
Fidèle au sens le plus intime de la tradition juive, Lévinas indique que le responsable est celui qui répond, non pas d’abord de lui-même, mais d’un autre, dont il se porte garant. La responsabilité, dans cette perspective, signifie que chacun, dans sa singularité la plus irremplaçable, est requis pour porter la charge du monde et pour répondre de la souffrance d’autrui. La responsabilité n’est pas individualiste mais altruiste. On est ici bien loin du sentiment moderne qui la définit comme une protection de la sphère privée individuelle. Pour exprimer cette idée, il recourt à la notion biblique "d’élection" qui constitue, non pas un privilège, mais un surcroît de devoirs. L’humain émerge dans l’être lorsqu’un sujet, au lieu de songer à ses propres intérêts, est animé par l’urgence de secourir autrui, jusqu’à parfois se sacrifier pour lui. En effet, Autrui interpelle ma sensibilité et je dois répondre pour lui, expier pour lui. Répondre d’autrui, c’est assumer l’autre, me sentir intéressé par son être, son avenir, c’est vouloir son épanouissement et sa joie et mettre tout en œuvre pour lui épargner souffrance et douleur.
Emmanuel Lévinas a construit sa pensée sur la place donnée à l’autre, dans l’effacement du je, en accordant la plus haute valeur au sacrifice : "la valeur de la sainteté [...] est dans la certitude qu’il faut laisser à l’autre en tout la première place, depuis l’"après vous" devant la porte ouverte, jusqu’à la disposition -à peine possible, mais la Sainteté le demande- de mourir pour l’autre"4. L’homme, totalement nu et exposé à l’autre, est "en dette" avant même tout acte, toute expression.
L’éveil au sens de cette vocation commence devant le visage d’autrui : chez le philosophe, ce concept revêt une double signification métaphysique et éthique car il symbolise la rencontre avec l’autre en face-à-face et ouvre sur la responsabilité personnelle.
Lévinas accorde beaucoup d’attention à la rencontre avec le visage d’autrui parce que celui-ci, dont la vulnérabilité et la faiblesse en appellent à moi, est une manifestation pré-verbale rappelant sur le champ le commandement : "Tu ne tueras point". Le concept de "visage" n’est pas sans évoquer la définition que donne Maïmonide du panim, le visage(I, 37) : "la présence d’une personne dans le lieu où elle se tient". Il définit cette présence à travers la notion de "face-à-face", panim el panim, c’est-à-dire la présence de l’un à l’autre sans intermédiaire. Maïmonide évoque le verset de Dt 4,12 : "Vous entendiez un son de parole mais vous ne voyiez aucune figure, il n’y avait rien qu’une voix". La phrase : "Et Ma face ne sera pas vue"(Ex 33,23) indique le même sens, c’est-à-dire la réalité de l’existence telle qu’elle est, sans pouvoir être saisie. Lévinas dit : "le visage n’exprime pas : il est l’expression".
Contrairement à ce que dit la tradition philosophique sur la responsabilité, Lévinas estime qu’elle ne prend pas sa source dans la décision libre d’une personne qui choisit en toute conscience de se faire responsable de tel ou tel. Il parle d’une responsabilité qui incombe au sujet sans qu’il le veuille et sans qu’il puisse décider de la limiter car elle devance le souci de chacun de persévérer dans son être et de s’accroître.
La responsabilité est donc décrite comme une "structure" qui, de quelque façon, précéderait la subjectivité et la liberté. Ni initiative du moi ni mouvement vers un but prédéterminé, elle investit le sujet -sans décision volontaire préalable- juste au moment de la rencontre face-à-face avec autrui, dans le cadre d’une relation asymétrique où autrui apparaît à la fois comme une impuissante victime et un maître exigeant. Le terme "sujet" est donc à prendre ici au sens littéral, c’est-à-dire l’un assujetti au regard de l’autre, et non pas comme le propose la modernité occidentale, sujet souverain assujettisant l’objet. Si je suis créé pour répondre, c’est l’obéissance qui devient centrale. On peut noter ici que la même absence de finalité caractérise la relation éthique et la relation religieuse car toutes deux sont des démarches désintéressées. Servir Dieu sans attendre de rétribution est semblable à l’asymétrie et l’inégalité de la relation à Autrui. Le rapport à Dieu consiste à comprendre que jamais je n’accomplis la relation religieuse car, comme la relation éthique "la dette s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte"5.
L’humanisme de l’autre homme vient avant tout contrat social et la relation asymétrique précède toute symétrie, toute égalité et tout dialogue. En langage lévinassien, nous dirons que "l’éthique est avant l’ontologie". En me mettant en rapport à l’autre homme en me faisant responsable de ses besoins, l’éthique met en question le moi, le fait sortir de son recroquevillement sur soi et l’éveille. Cette sortie hors de l’anonymat qui est le devoir infini vis-à-vis de l’autre homme, est et restera la base de sa philosophie. L’éthique est philosophie première. Cette disponibilité du sujet pour l’autre paraît recommander une véritable démission du sujet rationnel au profit d’une soumission au commandement autoritaire. Tout se passe comme si je ne pouvais me décharger sur personne. En toute rigueur donc, la subjectivité serait toujours élue sans avoir choisi son élection, et garderait la trace d’une "passivité plus passive que toute passivité".
Le sujet éthique, dont l’essence consiste en un "être" vers et pour autrui, doit faire preuve d’une sollicitude qui se manifeste en allant porter secours à la faiblesse d’autrui, en partageant son pain avec lui et en allant jusqu’à arracher le pain de sa propre bouche pour le lui donner. Il faut dire que la Bible rappelle avec insistance les devoirs de l’homme et que "ce retournement de la subjectivité humaine, qui ne se définit ni par un en soi, ni par un pour soi mais par un pour l’autre, apparaît toujours en filigrane dans l’exégèse midrachique"6. C’est le cas dans l’histoire d’Esther lorsque celle-ci répond à l’injonction de Mardochée d’intervenir auprès du roi Assuérus et transgresse les règles protocolaires -transgression passible de mort- pour tenter d’annuler le décret d’extermination promulgué par Hamane. Elle dit : "...si je dois périr, je périrai"7.
Une telle conception de la subjectivité ne peut être pleinement intelligible qu’à partir de la révélation. En effet, ce "faire avant l’entendre" qui ne relève pas d’un choix moral puisqu’il est fait avant tout choix, constitue une véritable matrice de la pensée juive. C’est l’acceptation d’une législation révélée, donnant à l’homme les instruments et les moyens de se conduire dans le monde, qui constitue le peuple juif en tant que peuple : "Israël n’est un peuple que par ses lois" (Saadya Gaon , Xe siècle). Son identité est celle d’une communauté de témoignage, qui doit aboutir à un véritable modèle de société défini comme une association d’individus organisés par un projet de justice. On retrouve ainsi la dimension spécifique d’un peuple au sein duquel la Loi peut se passer de l’existence d’un Etat pour s’exercer. Le témoignage éthique, la Torah proposent un principe : naasé vénichma "nous ferons et nous entendrons"8. Ce principe est la réponse inconditionnelle aux paroles et aux lois rapportées par Moïse : un commandement, venu de Dieu et descendu du ciel, parle, et d’une voix le peuple y obéit.
C’est ce même commandement qui constitue la révélation du visage, en tant que discours originel, dont "le premier mot est obligation". La responsabilité pour l’Autre qui institue l’éthique se situe, selon Lévinas, au-delà de l’histoire. En effet, Lévinas dit qu’une "relation avec un passé d’en deçà tout présent, et tout re-présentable -car n’appartenant pas à l’ordre de la présence- est incluse dans l’événement extraordinaire et quotidien de la responsabilité pour les fautes ou le malheur des autres"9.
Lévinas retrouve un "discours religieux" et souligne que la relation morale a trait à la conscience de Dieu, et que "l’éthique n’est pas le corollaire de la vision de Dieu, elle est cette vision même"10. C’est l’amour qui témoignerait d’un Dieu qui n’est ni thématisable ni objet de connaissance mais qui "vient à l’idée". L’ordre éthique nous conduit vers un Dieu qui ne se montre pas, mais qui, paradoxalement, "entre-tient" un rapport avec le fini à travers la trace : "aller vers Lui, ce n’est pas suivre cette trace qui n’est pas un signe, c’est aller vers les autres qui se tiennent dans la trace"11. Le croyant, dans cette perspective, est le témoin de la présence dans un univers d’absence : c’est en agissant de telle sorte que ses actes constituent le témoignage de la présence dans le monde de l’action qu’il rendra crédible et respectable sa croyance. L’amour de Dieu consiste à vivre autrement que centré sur soi, à établir une relation qui se manifeste concrètement comme amour pour l’autre.
Le destin du peuple élu consiste, de ce point de vue, à avoir conscience d’un surplus de responsabilité à l’égard de l’humanité toute entière ; sa singularité qui le rend autre n’étant rien d’autre que la prise en charge de cette obligation pour autrui. Il s’agit, nous dit Lévinas, "d’un étrange et inconfortable privilège, d’une singulière inégalité astreignant à des obligations envers autrui et que l’on n’exige pas d’autrui. La conscience de l’élection, c’est sans doute cela. Il se trouve cependant que cette inégalité prend, aux yeux des nations et à nos propres yeux d’assimilés les apparences d’un irrémédiable particularisme"12. Lévinas nous rappelle aussi que parce que la disposition de l’élu en une responsabilité infinie est la vocation du peuple juif, le judaïsme est un particularisme qui promeut l’universel. Ni jeu ni affaire privée, il a trait à la réalisation de la justice.
Dans ses écrits philosophiques, le philosophe reste ainsi fidèle à la tradition juive qui se laisse guider par le souci du sort "de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger et du pauvre"en affirmant que rien n’est supérieur à l’Autre qui demande à être respecté. Mais comment un Etat pourrait-il assumer cette tâche prophétique ?
Sainteté et politique
La sainteté, censée régir le face-à-face avec autrui, permet-elle d’organiser une vie en société ? Dans un de ses entretiens où on lui demandait de parler de "philosophie politique", Lévinas répondait de la façon suivante : "Seulement, je tente de déduire la nécessité d’un social rationnel des exigences mêmes de l’intersubjectif tel que je le décris. Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d’une limitation du principe que l’homme est un loup pour l’homme, ou si au contraire, elle résulte de la limitation du principe que l’homme est pour l’homme. Le social, avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu’on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu’on a limité l’infini qui s’ouvre dans la relation éthique de l’homme à l’homme ?... la politique doit pouvoir en effet toujours être contrôlée et critiquée à partir de l’éthique "13.
Il faut dire que cette situation à deux, où le don de soi sans limite est possible, n’est pas la situation sociale réelle. Qu’en est-il de tous les autres ?
Lévinas sait parfaitement que le face-à-face ne permet pas de penser l’édification d’une société humaine ; l’individu qui répond à la présence d’autrui, en reconnaissant la responsabilité qui lui incombe est aussi renvoyé au tiers qui me regarde toujours dans les yeux d’autrui. Parce qu’autrui n’est jamais seul face à moi, nous avons à répondre du tiers, "à côté" de lui. C’est à ce moment-là que commence le politique. Si, dans la rencontre du visage, on n’a pas à juger l’autre qui passe d’emblée avant moi, il faut jugement et justice dès qu’apparaît le tiers. Désormais, il faut comparer les incomparables, les uniques. L’autre, qui est mon prochain, est aussi tiers par rapport à un Autre, qui est un autre prochain pour moi. Cela introduit une limite dans la relation de pure proximité.
Et Lévinas ainsi conclut sur la "question" de l’Etat quelques pages plus loin : "Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions, aux lois qui sont la source de l’universalité"14.
La responsabilité antérieure à toute interrogation, dont la signification allait dans le face-à-face dans un sens unique, est troublée et devient "problème" à partir de l’entrée du tiers. En ce sens, Lévinas écrira dans Autrement qu’être : "A partir de la représentation se produit l’ordre de la justice modérant ou mesurant la substitution de moi à l’autre et restituant le soi au calcul"15. La question de l’identité, redéfinie au service de la justice, entre alors en jeu. L’identité de l’élu est transfigurée : elle n’est plus seulement expiation pour l’Autre, mais elle réclame la justice dans l’effectivité d’une société.
L’égalité entre les hommes qui oblige à introduire la mesure et la comparaison entre autrui et le tiers en transformant le sujet éthique en citoyen n’abolit pas pour autant cette asymétrie. En effet, dans l’effectivité d’une société, nous dit Lévinas, "l’égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes devoirs sur mes droits. L’oubli de soi meut la justice". C’est toujours la responsabilité qui donne un sens à mon existence. L’Etat ne constitue donc pas une fin en soi : les institutions chargées de veiller sur la justice constituent la seule organisation humaine qui permette au sujet éthique de ne jamais effacer la pensée du tiers. Comme le souligne Catherine Chalier, la préférence ne doit pas remplacer la justice ; en tant que citoyen, je dois limiter ma responsabilité envers tel ou tel prochain car une réponse généreuse à la détresse d’un prochain risque de renforcer les injustices dont le monde ne cesse de pàtir dès lors qu’elle méconnaît ou néglige les autres souffrances. Par exemple, "qui peut affirmer sans hésitation et sans trouble que l’argent, l’affection et le temps réservés à un prochain singulier ne constituent pas une source d’injustice pour le tiers ?"16
Les juges et les tribunaux sont donc nécessaires pour comparer ce qui demeure pourtant de l’ordre de la singularité la plus irréductible. Et le philosophe avoue son admiration pour un enseignement du Talmud17 (dans le traité Rosh hashana, 17b) qui essaie de réduire la contradiction apparente entre deux versets de l’Ecriture. Le premier texte dit : "qui ne tourne pas sa face vers les personnes et qui ne reçoit pas de présents"18, enseignant ainsi la rigueur et l’impartialité de la justice. Le deuxième dit : "l’Eternel tournera sa face vers toi"19, enseignant que la face lumineuse de Dieu sera tournée vers l’homme soumis au jugement. La contradiction se résoudrait dans la sagesse de Rabbi Aquiba qui explique que le premier texte concerne la justice telle qu’elle se déroule avant le verdict alors que le deuxième précise les possibilités de l’après-verdict. Il ne faut pas tourner sa face vers celui qu’on juge pour ne pas se laisser fléchir par son visage, même s’il convient de le regarder après le jugement afin de garder en mémoire l’unicité irremplaçable de celui dont il a fallu sanctionner le comportement20. C’est donc la charité qui exige la justice.
Lévinas défend ainsi l’existence des institutions comme rempart contre l’arbitraire des volontés individuelles, tout en nous laissant entendre qu’elles ne suffisent pas car "les liens universels de la loi assurent le côte-à-côte des hommes plutôt que leur face-à-face"21. Il met alors en cause toute politique qui ne s’accompagne pas de l’incessant travail intérieur qui consiste pour chacun, à entendre comme à soi adressé, l’appel au souci de l’autre, car elle ne porte aucune promesse de véritable humanité. S’il est certain que "l’intériorité ne peut remplacer l’universalité"22, le philosophe écrira aussi que "la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie. Elle déforme le moi et l’Autre qui l’ont suscitée, car elle les juge selon les règles universelles et, par là même,comme par contumace"23.
Concrètement, si la source de légitimité de l’Etat réside dans cette nécessité de rendre possible la fraternité et l’égalité, tout Etat qui cesserait de répondre à cette vocation en se substituant par exemple aux relations interpersonnelles, perdrait toute légitimité. L’ordre public ne doit pas donner congé aux volontés subjectives face aux exigences politiques et historiques car "la tyrannie de l’universel et de l’impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du bestial"24 nous dit le philosophe, peut s’installer.
Dans l’essai intitulé Dialogue sur le penser-à-l’autre, Lévinas explique qu’au sein d’un Etat libéral, capable de se mettre en question, le droit peut être un accomplissement de la relation éthique en permettant de concilier l’exigence éthique infinie du visage et l’apparaître d’autrui comme individu et comme objet25. C’est, nous dit-il, "peut-être là l’excellence même de la démocratie dont le foncier libéralisme correspond à l’incessant remords profond de la justice : législation toujours inachevée, toujours reprise, législation ouverte au mieux".
Conclusion : l’utopie messianique
Une telle conception du politique ne serait pas possible sans la pensée d’une connivence profonde du psychisme humain avec le Bien. Lévinas enseigne la voie d’une "difficile liberté" qui n’est pas définie par l’autonomie mais qui se vit comme un "saisissement par le Bien". En effet, rappelons qu’antérieurement au choix libre d’une conscience qui se décide à œuvrer en faveur d’autrui, avant donc toute prise de position autonome, le sujet obéit à un appel qui lui commande de convertir sa vie à cette œuvre. Dès lors, "la moralité ne se fonde pas sur l’autonomie de la raison mais sur l’orientation par une Parole qui précède chacun et lui commande le bien"26. "La merveille de la création", affirme-t-il, aboutit "à un être capable de recevoir une révélation, d’apprendre qu’il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral"27. Lévinas réaffirme une conception fondamentale du monothéisme, à savoir que ce monde-ci, terrestre et sensible, est le seul monde destiné à l’homme. Il condamne les interprétations affirmant que la délivrance la plus haute, séparée à jamais des structures politiques, viendra de Dieu lui-même ; en effet, s’exclame-t-il, "Que le Messie soit encore un Roi, que le messianisme soit une forme politique d’existence, et voilà que le salut par le messie est un salut par un autre, comme si, arrivé à ma maturité complète, je pouvais être sauvé par un autre, comme si, au contraire, le salut de tous les autres ne m’incombait pas..."28.
Notes
1 Répondre d’autrui, Emmanuel Lévinas, Langages, Editions de la Baconnière, 1989, p.11.
2 E.Lévinas, L’au-delà du verset, Editions de Minuit, Paris, 1982, p.234.
3Répondre d’autrui, p.12.
4 François Poirié, Emmanuel Lévinas, Qui êtes-vous ?, La Manufacture,1987, p.93.
5 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Collection "le Livre de Poche", 1978, p.24.
6 p.238.
7 Esther 4, 14-16.
8 Exode 24, 7.
9 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p.24.
10 Difficile Liberté, Editions Albin Michel, 1976, p.33.
11En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2e, 1967, p.202.
12 L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p.231-232.
13 Ethique et Infini, Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, collection "Le Livre de Poche", 1997, p.74-75
14 Totalité et infini, p.334-335.
15 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p.247.
16 Catherine Chalier, L’utopie de l’humain, Edition Albin Michel, 1993, p.113.
17 Ensemble de la production littéraire formée par la Michna (codification "thématique" de la Thorah orale établie par Rabbi Yéhouda Hanassi au IIe siècle de notre ère et qui devint la base du judaïsme post-biblique) et par la Guémara (commentaire de la Michna ).
18 Deutéronome 10, 17
19 Nombres 6, 26.
20 L’au-delà du verset, Editions de Minuit, 1982, p.128.
21 Ibid., p.88.
22 Totalité et infini, p. 269.
23 Ibid.
24 Ibid., p.271.
25 Entre nous, p.241.
26 Catherine Chalier, l’Utopie de l’humain, p.67.
27 Totalité et infini, p. 88.
28 L’au-delà du verset, p. 218-219.
Institut d’étude levinassienne
A écouter
un dossier sur France Culture
http://www.radiofrance.fr/chaines/f...
Un entretien de Levinas filmé avec Catherine Chalier