Manitou, mon maître, s’est éteint
[*J’ai connu Manitou en 1977, en faisant mon alya, ayant choisi Mayanot, comme programme d’intégration.*] Mayanot était la transplantation à Jérusalem de la fameuse école d’Orsay française. Je n’ai ensuite jamais perdu le contact personnel avec lui et ait eu le privilège de compter plus tard parmi les enseignants de Mayanot. Pour Manitou, Mayanot était le ressourcement, le creuset dans lequel il entendait former une génération de cadres sionistes et, si possible, israéliens. Sa vocation, était de diffuser la Tora du peuple juif « redevenu hébreu », expression-clef de tout son enseignement.
[*Manitou considérait la création de l’État d’Israël et son développement comme le plus grand enjeu et défi du peuple juif contemporain.*] Il considérait le diasporisme comme caduc mais ne perdit jamais espoir, malgré ses moments de dépit, de faire entendre sa voix à la communauté juive de France, par ses incessants voyages.
Que dire de l’homme ? Manitou était avant tout un vrai homme d’esprit, ayant une théologie mûre et profonde, servie par un don oratoire et un humour hors du commun. Il était profondément charismatique, parfois à l’excès, tantôt doux et chaleureux comme Hillel, parfois colérique et intransigeant comme Chamaï. Ce côté lunatique lui était généralement pardonné comme on pardonne à une « diva », tant sa voix remuait les cœurs et les esprits. [*Il haïssait par-dessus tout le caractère sectaire des Juifs qui au nom du judaïsme dénigraient l’État d’Israël et qui, par surenchère, avaient érigé l’immobilisme et la rigidité cultuelle en valeur absolue.*]
Manitou était à l’écoute du monde, jusqu’à se risquer dangereusement à une sorte de prophétisme politique. Il laisse derrière lui un patrimoine essentiellement oral d’une grande originalité et modernité. [*Mais il a surtout, phénomène exceptionnel, formé une génération de disciples qui ont pris des chemins fort variés, voire très opposés. Pourtant, il aimait à dire que tous ceux qui avaient suivi son enseignement étaient toujours ses disciples et savourait discrètement le fait que des caractères, des individus aux cheminements si différents étaient passés par son école.*] Il réalisait ainsi son rêve du rassemblement des tribus perdues d’Israël, dans le pluralisme du cosmopolitisme juif réincarné sur la terre d’Israël.
[*Lorsque je lui ai annoncé un jour que je m’étais inscrit au séminaire rabbinique massorti , je craignais sa réaction. Il m’a béni comme un vrai maître qui sait que chaque disciple doit trouver son propre chemin.*] Il reste pour moi une étape décisive de mon parcours et je pleure sa disparition.
La communauté juive francophone est désormais orpheline d’un de ses plus grands guides, un homme qui aura consacré toute sa vie, jusqu’à son dernier souffle, à dire à ses frères juifs, sans exclusion, que la voix divine se fait encore entendre, que les événements tragiques ou euphoriques de ce siècle méritaient qu’on y recueille l’écho moderne ; qu’il suffisait d’être encore capables d’écouter. Rabbi, qui désormais portera ton flambeau ?
(Hommage publié dans Tribune Juive en 1995 au moment du décès du Rabbin Léon Ashkénazi)