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Soumission et subversion devant la Loi

Soumission et subversion devant la Loi

Laïcité et Judaïsme -

Que veut-on signifier lorsque l’on oppose laïcité et religion ? Comme le proclament bon nombre d’associations de défense ou de promotion de la laïcité, celle-ci ne se veut pas nécessairement anti-religion ni même irréligion.

Si elle se proclame anti-cléricale, c’est sur un plan institutionnel et social en ce qu’elle s’oppose à tel privilège ou tel à pouvoir coercitif exercé par un clergé ou un parti, et sur un plan doctrinal, parce qu’elle ne souffre guère la pensée autoritaire ou dogmatique. L’idée de la libre conscience, la liberté de penser, d’adhérer ou non à une conception du monde, et de pouvoir en changer sans entrave, sont des notions cardinales de ladite laïcité. Nous accordant sur cette terminologie, la question que nous allons aborder est de savoir s’il existe une pensée ou une possibilité de pensée et d’adhésion religieuse du judaïsme qui respecte les réquisits de la laïcité précédemment définis. La religiosité juive peut-elle légitimement intégrer en son sein le jugement autonome de la conscience quitte à s’opposer à l’autorité de la Loi ?

Notre but n’est autre que de montrer par divers exemples tirés de textes autorisés que l’on ne saurait réduire la religiosité juive à une simple incitation à se soumettre docilement à des croyances et des pratiques définies. Diverses sources des plus classiques et des plus autorisées, à la fois bibliques et talmudiques, comportent une dimension clairement subversive. Certes, foncièrement, dans aucun de ces textes, l’obéissance à Dieu n’est en tant que telle remise en cause. Le faire n’aurait signifié rien d’autre que rompre avec la religiosité, rompre avec Dieu. Mais la nuance ou si l’on préfère, la subtilité, consiste à établir d’entre les divers échelons de la volonté divine, l’ordre dans lequel ils doivent être alignés, et en conséquence, établir celui qui est en est au sommet, et donc, prévalent. Ainsi, un premier degré sera la volonté divine telle qu’elle s’exprime à travers des codes de conduite définis par la Halakha  , la Loi élaborée par les rabbins  . Mais il existe un second degré, une éthique méta-légale (hors situation prévue par la Loi), et par fois une éthique anti-légale qui dans certains cas justifie a posteriori ou même incite a priori à briser ou à s’opposer à la règles de conduite prescrite par la Loi. En définitive, il peut arriver que l’homme remette en cause l’autorité explicite d’une loi divine ou d’une ordonnance divine, au nom de l’adhésion implicite à la volonté divine supérieure, et que cela soit reconnu comme légitime. Il faut y voir une valorisation de l’initiative antinomiste, dans des situations de conflit entre une règle donnée et la voix de la conscience. En cela, il s’agit clairement d’une incitation, d’une éducation à viser des principes éthiques jugés supérieurs à la Loi, car ne l’oublions pas, les midrachim ne sont pas là pour simplement décorer ou agrémenter les exposés de loi mais ont une valeur paradigmatique.

Examinons quelques exemples répercutés dans la Tora elle-même :

Tout enfant juif éduqué au Talmud   Tora a grandi avec le fameux marchandage d’Abraham qui se refuse à prendre pour inéluctable le décret divin de détruire les villes de Sodome et Gomorrhe (cf. Gn 18). Si le texte donne finalement raison à Dieu – ces habitants ne méritaient pas d’avoir la vie sauve –, il n’en reste pas moins que Dieu s’est prêté à la négociation, n’y voyant aucunement une insolence contestant Son autorité, bien au contraire. Il convient de noter ici le principe suprême explicite au nom duquel la décision divine de détruire les villes est questionnée : « (Dieu) Le juge de toute la terre, ne suivrait-Il pas la règle de justice (en faisant mourir l’innocent avec le coupable) ? » (Gn 18:25).

Un second exemple moins connu mais tout autant significatif sinon plus se trouve dans le livre des Nombres (Nb 27:1-11). Il est question d’une requête faite à Moïse, de la part de cinq filles dont le père, Tselofhad, décéda sans laisser de descendance mâle, et donc, et dont le patrimoine devait en conséquence leur échapper, à elles et à leur propre famille. Les filles revendiquent leur part de territoire. Moïse défère leur cause devant Dieu qui donne raison aux filles. Voici entre parenthèses, la première revendication féministe de l’histoire (biblique) qui de surcroît a eu gain de cause, auprès de la plus haute autorité ! Plus loin, dans un second épisode, est relatée l’intervention des représentants de la tribu de Manassé auprès de Moïse, contrariés du fait que l’héritage des terres des filles de Tselofhad puisse passer à une autre tribu au cas où l’une ou l’autre se marierait avec un membre d’une autre tribu (cf. Nb 36). Dans un tel cas, en effet, un territoire réservé à la tribu de Manassé passerait au patrimoine d’une autre tribu, suscitant désordre et rivalité. C’est à nouveau l’Éternel qui tranche, faisant connaître par Moïse Sa décision : les filles se trouvant dans une situation similaire, ne pourront épouser que des membres de leur propre tribu. Ici donc, c’est la Loi qui est contestée, au nom d’un principe de justice, et la revendication aboutit. Il faut entendre toute la force de ces textes : la Loi de Dieu est perfectible ! Le droit doit obéir non seulement à des règles prédéfinies mais doit répondre des situations naissantes du terrain, impliquant dans ce phénomène d’interaction avec la réalité sociale une mise en adéquation par équité, même s’il faut s’y reprendre à deux fois ou plus pour trouver le juste équilibre, même s’il faut revenir sur une première décision pourtant prise par l’arbitrage divin !

On passe à des attitudes qui frôlent ou atteignent carrément la subversion chez Moïse, le paradigme même de la piété. Comme cela est bien connu, Moïse brise les Tables de la Loi qui viennent de lui être confiées par Dieu, au vu de l’adoration du veau d’or. On est si familier à cet épisode qu’on en oublie le caractère outrageant, profanateur : comment Moïse a-t-il pu de son initiative détruire l’objet sacré, « buriné du doigt de Dieu » (Ex 31:18) qui venait de lui être remis en dépôt ? De toute évidence, aucune réprobation divine ne vient sanctionner cet acte, comme si le geste avait été totalement approuvé par Dieu. Le midrach   donne à comprendre qu’en brisant les Tables, c’est l’acte formel d’accusation que Moïse fait disparaître en même temps qu’il renvoie symboliquement au sens profond de l’acte de rébellion perpétré par le peuple :
Ainsi jugea Moïse le juste qui décida de sa propre initiative. Il se dit : Comment puis-je transmettre ces Tables aux enfants d’Israël ? Par là, je les obligerais à se soumettre aux commandements majeurs, et il me faudra du coup les déclarer passibles de la peine de mort, ainsi qu’il est écrit : « Celui qui offre des sacrifices à d’autres dieux que l’Éternel seul, sera voué à l’extermination (Ex 22:19). Je vais au contraire les briser jusqu’à ce qu’ils reviennent à de meilleures dispositions. […] Rabbi Yehouda fils de Betira dit : Moïse n’a brisé les Tables que parce que cela lui a été explicitement demandé par Dieu, selon l’expression : « Je lui parle de bouche à bouche (Nb 12:8) (Avot de-rabbi Natan A:2).

On observe combien le midrach   est fort mal à l’aise avec cette initiative et oscille entre le fait que l’acte aurait approuvé a posteriori par Dieu et le fait que Dieu aurait suggéré Lui-même à Moïse d’accomplir un tel geste, « de bouche à bouche » lorsqu’Il lui a confié les pierres, en perspective de la faute. Quoi qu’il en soit, Moïse réagit en définitive en fonction de ce qui advient et plie sa conduite selon ce que son jugement lui dicte, à savoir briser l’objet sacré confié par Dieu. Le midrach   veut faire entendre qu’il ne s’agissait nullement d’une attitude de mépris, de colère inconsidérée mais au fond d’obéissance à Dieu, selon un principe supérieur identifié par son jugement, fut-il inspiré de haut.

Toujours au cours de cet épisode, Moïse intervient en faisant carrément barrage à Dieu. Au constat de la prévarication du veau d’or, Dieu dit à Moïse :
Et le Seigneur dit à Moïse : « Je vois ce peuple : eh bien ! c’est un peuple à la nuque raide ! Et maintenant, laisse-Moi faire : que Ma colère s’enflamme contre eux, Je vais les supprimer et ferai de toi une grande nation. » Mais Moïse implora la face du Seigneur, son Dieu, en disant : « Pourquoi, Seigneur, Ta colère veut-elle s’enflammer contre ton peuple que Tu as fait sortir du pays d’Égypte, à grande puissance et à main forte ? […] Et le Seigneur renonça au châtiment mal qu’Il avait dit vouloir infliger à Son peuple. […] Or, le lendemain, Moïse dit au peuple : « Vous avez commis un grand péché, mais maintenant je vais monter vers le Seigneur ; peut-être obtiendrai-je l’absolution de votre péché. » Moïse revint vers le Seigneur et dit : « Hélas ! ce peuple a commis un grand péché ; ils se sont fait des dieux d’or. Mais maintenant, si Tu voulais effacer leur péché... Sinon, efface-moi donc du livre que Tu as écrit. » Le Seigneur dit à Moïse : « C’est celui qui a péché contre Moi que J’effacerai de mon livre. » (Ex 32:7-33).

Le midrach   (cf. Tanhouma, Ki tissa 22 ; Rachi  , Ex 32:10) relève dans le texte un double langage qu’il entend comme un sous-entendu délibéré : Pourquoi Dieu aurait-Il dit à Moïse : « laisse-Moi faire », sinon pour indiquer à Moïse son pouvoir d’empêcher le déferlement de la colère divine ? Il semble que Dieu ait voulu éradiquer le peuple car la « raison divine » l’exigeait. Dieu doit assumer Son rôle de source de toute exigence ; et ne peut souffrir que soit bafouée Son autorité. L’homme en revanche peut implorer la miséricorde, et secondairement, à partir de ce fait, Dieu ne peut qu’approuver une telle démarche et permettre une telle issue, précisément parce qu’elle vient de l’homme. Mais ce n’est pas un jeu, une simple mise en scène : Dieu propose vraiment à Moïse de faire de lui seul et de sa descendance une Nation sainte, ce à quoi Moïse a vraiment répondu avec une audace inouïe, par une fin de non recevoir, ne laissant guère d’alternative à Dieu : « Sinon, efface-moi du livre que Tu as écrit »… Bien sûr, diront ceux qui voudront minimiser les choses, Moïse ne fait qu’accomplir le désir inavoué de Dieu. Mais il fallait que l’homme lucide et sensible le perçoive et fasse obstruction au désir affiché.

J’aimerais avant de conclure, évoquer un autre épisode impliquant le personnage de Moïse qui me paraît plus audacieux encore. Dans le Deutéronome, est rapporté un épisode étonnant :
[Dieu s’adressa à Moïse :] Allez, mettez-vous en marche, et passez le torrent de l’Arnon. Vois, Je livre en ton pouvoir Sihon, roi de Hechbon, l’Amoréen avec son pays : commence par lui la conquête, lutte avec lui ! […] Dès aujourd’hui, Je veux que tu inspires crainte et épouvante à tous les peuples sous le ciel, tellement qu’au bruit de ton nom, l’on frémira et tremblera devant toi. [Et Moïse, de réagir :] J’envoyai alors du désert de Kédmot des messagers à Sihon, roi de Hechbon, avec des propositions de paix (Dt 2:24-26).

L’ordre divin indique clairement de déclencher la bataille. Mais curieusement, la première mesure adoptée par Moïse est d’envoyer des messagers porteurs d’une proposition de paix ! Le Midrach   rabba interprète ce passage comme suit :
Trois paroles ont été adressées par Moïse à Dieu, auxquelles Dieu lui a répondu : « Tu m’as enseigné quelque chose. » […] La troisième fut lorsque le Saint béni soit-Il lui a ordonné de porter la guerre contre Sihon : « Même si lui ne cherche pas à te combattre, ‘‘commence par lui la conquête, lutte avec lui !’’ (Dt 2:24). » Mais Moïse n’a pas procédé ainsi, comme cela est écrit : ‘‘J’envoyai alors… des messagers …de paix’’ (Dt 2:26). Dieu lui dit alors : « Par ta vie, J’annule Mes propres paroles et adopte les tiennes », ainsi qu’il est dit : ‘‘Quand tu marcheras sur une ville pour l’attaquer, tu l’inviteras au préalable à la paix.’’ (Dt 20:10) (NbR 19:33 ; voir aussi NbR 19:27).

En somme, l’initiative de Moïse est présentée comme une désobéissance à l’ordre divin mais qui, loin de provoquer la colère de Dieu, suscite Son approbation, au point de L’induire à « réviser » les instructions sur la conduite de la guerre inscrites dans la Tora ! C’est une manière de dire que Dieu Se plaît à voir le prophète – comme jadis, Abraham négociant avec Dieu le salut de Sodome et Gomorrhe – placer l’ardeur justicière de la Loi sous le signe de la miséricorde, même à l’encontre de Ses premières instructions. Conformément à l’esprit qui prévaut dans la Bible et dans le Talmud  , Dieu se réjouit d’une telle tournure car elle incarne une hauteur éthique qui mérite autant que possible de l’emporter sur toute conduite implacable, fût-elle justifiée de droit.

En amont de la question morale du primat des valeurs, se pose ici comme dans les exemples évoqués plus haut, une question plus philosophique ou épistémologique : est-ce Dieu qui s’adapte à l’homme ou l’inverse ? Est-ce la même Tora « immuable » qui donne des réponses différentes en raison d’un changement des conditions de vie, ou la Tora se modifie-telle dans sa structure intime et profonde du fait des aléas du terrain ? Dans la mesure où de toute évidente, il existe une interaction entre Tora et réalité, on ne peut prétendre que la réalité « environnementale » n’infléchit pas le sens même de la loi. C’est ce que laissent clairement entendre les exemples donnés ci-dessus qui donnent lieu à une modification de la règle d’origine édictée par Dieu ! Mais puisque la Tora elle-même comporte de manière paradigmatique l’incitation à reconsidérer la norme au vu du jugement éthique, n’est-elle pas alors le fondement de l’injonction éternelle et immuable de l’autorégulation confiée aux Sages   et justes ? C’est en somme en fidélité à des valeurs « immuables » de justice, de miséricorde, présentées comme prépondérantes et présumées au cœur même de cette Tora que l’application pratique se modifie.

Nous sommes loin d’avoir épuisé le sujet. Il mériterait notamment d’être largement étayé par le travail d’exégèse juridique (halakhique) des Sages   du Talmud   qui a considérablement infléchi la sévérité de la Loi. Mais pour terminer, j’aimerais rappeler un adage talmudique tout à fait saisissant et qui en dit long sur un certain état d’esprit :
Rabbi Yohanan enseigne : Jérusalem n’a été détruite que parce que les sages   ne jugeaient plus que selon la règle (stricte) de la Loi. — Fallait-il rendre justice selon d’autres principes (tels ceux des megiston, [grec] : hommes ayant des privilèges d’immunité) !? Non, le sens de ce propos est que les juges se cantonnaient dans la règle et n’agissaient plus avec un esprit de mansuétude (Baba metsiâ 30b).

Faut-il conclure de tout cela que pour le judaïsme, existe une autorité supérieure qui traduirait au plus haut la volonté de Dieu, et qui ne s’exprimerait qu’à travers la voix de la conscience et l’adhésion à des principes de justice ? Sans aucun doute. Au demeurant, ceci fut et fait l’objet d’une quête inachevée : sommes-nous en mesure de percevoir l’exigence de justice jusque dans son application sans faire d’erreur ? La loi doit-elle être infléchie chaque fois qu’on ne l’a trouve pas juste ? L’homme ne risque-t-il pas de s’abuser et de corrompre le sens des textes, et donc aussi, de la volonté divine ? Qu’est l’homme, entend-on souvent, pour contester même une volonté « inférieure » de Dieu ? La réponse à cette question n’est inscrite nulle part mais elle naît dialectiquement de la confrontation incessante entre ce que la Tora donne à comprendre à l’homme depuis la source divine, et d’autre part, le jugement humain contraint à évaluer le sens et la finalité de son propos, sur la base de valeurs morales intuitives et quelque part prédéfinies.

Rivon Krygier est rabbin   à Paris.

Communication du 15 octobre 2003, au colloque sur la Laïcité,
à l’institut Martin Buber (ULB) de Bruxelles

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