comme si les répétitions n’avaient aucune importance, et semble nous ralentir volontairement dans le déroulement du récit. Parfois il s’accélère tout à coup, et, en quelques mots économiquement choisis, nous délivre une somme d’informations considérable.
Notre Parasha est typique de cette distorsion de la notion de durée. Il nous faut 36 longs versets pour prendre connaissance du rêve de Pharaon, puis qu’il soit répété devant Joseph et que celui-ci l’interprète. Même en tenant compte du fait qu’il fallut faire sortir Joseph de sa prison et le rendre présentable pour paraître devant le Pharaon, ce long passage ne couvre que quelques heures d’actions.
Par contre il ne faut que 10 versets au texte de la Torah pour nous décrire la nomination de Joseph, son intégration à l’Egypte et même son mariage, évènements qui ont du prendre au minimum quelques jours si ce n’est quelques semaines, vu les traditions protocolaires de l’époque.
Si la Torah fait sens, cela signifie que notre lecture doit tenir compte de ces variations, et que nous devons rechercher les leçons dissimulées derrière elles.
Prenons l’exemple d’un verset de notre parasha . Le verset 45 du chapitre 41 dit la chose suivante : "Pharaon donna pour nom à Joseph "tsafnat pa’néach" et il lui donna pour femme Osnat, fille de Poti-féra le prêtre de One, et Joseph sortit sur la terre d’Egypte".
En quelques mots, la parasha nous décrit la transformation identitaire de Joseph. L’histoire de Joseph est le récit d’une réussite spectaculaire, une réussite à l’américaine pourrait-on dire. Le petit immigrant, qui a goûté des geôles du pouvoir, se retrouve soudain nommé aux plus hautes fonction de l’état, après le roi lui-même. C’est le rêve de toutes les mères juives, et l’on peut regretter que Rachel, mère de Joseph, soit décédée si tôt, sans connaître la gloire de son fils !
Le schéma qui nous est décrit ici est celui qui s’est répété pendant des siècles et des siècles d’histoire de la dispersion. Mais ceci n’est que la façade des choses. La question qui se pose, et qui est posée nous semble-t-il par notre verset, est celle du prix à payer pour cette réussite.
En insistant, par l’accélération du texte, sur la fulgurance de la réussite, la Torah nous force à chercher ce qui se trouve derrière cette brillance, par quelques allusions brèves, mais ô combien significatives.
Commençons par la fin de notre verset : "Joseph sortit sur la terre d’Egypte". Cette expression en elle-même n’a aucun intérêt, dans la mesure où elle va être presque textuellement reprise au verset suivant dans un contexte beaucoup plus logique. La présence ici de ces mots est liée aux deux descriptions du début du verset : pour que Joseph puisse dominer l’Egypte (le mot "al" (sur, dessus) est ici essentiel pour exprimer la notion de pouvoir), il doit accepter de subir deux transformations qui lui sont imposées par Pharaon : changer de nom, et prendre femme parmi l’élite religieuse du pays. Il n’y a donc pas de secret, même si le nom donné par Pharaon signifie justement : "découvreur de secrets".
La clé de la réussite passe par une intégration totale à la civilisation locale, par l’abandon de la tradition patriarcale (le changement de nom), de la tradition religieuse (l’alliance avec les prêtres locaux) et de l’endogamie (le mariage).
Tel est le prix du pouvoir et de la réussite, et ce passage est tellement problématique que nombres de commentateurs, dans le midrash ou même au moyen-âge, ont tenté de dissimuler ce prix payé par Joseph.
Ainsi toute une discussion se déroule-t-elle autour du nouveau nom de Joseph, certains cherchant à prouver, comme Nahmanide , qu’il s’agit d’un nom hébraïque, tandis que le midrash montre qu’il s’agit tout bonnement des initiales caractérisant, en hébreu, les qualités de Joseph.
Quant à Osnat, une tradition midrashique en fait la fille de Dinah, violée par Schem dans la parasha précédente, et qui aurait été expédiée en Egypte puis adoptée par Putiphare.
Mais peut-être de nos jours, alors que l’Etat d’Israël est de nouveau une réalité, pouvons-nous nous permettre de revenir à la signification première du texte, et rappeler aux Juifs que la réussite en Diaspora entraîne un prix parfois fort lourd à payer en matière d’identité juive. Et nous ne sommes pas sûr qu’il faille attendre à chaque fois l’apparition d’un "Pharaon qui n’a pas connu Joseph" pour que l’antisémitisme ramène le Juif à sa conscience identitaire.
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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