Il est devenu un lieu commun dans certains articles de presse ou enseignements publics que l’on asserte que l’interprétation de la Tora comporte quatre niveaux.
La chose est présentée comme une règle herméneutique remontant pour ainsi dire à la Révélation du Sinaï, et dont la subtilité même témoignerait de l’authenticité. La pleine compréhension de chaque verset de la Tora et de la Bible nécessiterait qu’en soient exhumées les quatre strates : le pechat, sens littéral, le remez, sens allégorique, le derach, sens homilétique et le sod, sens ésotérique. Les premières lettres de chaque terme forment par acrostiche le mot Pardès qui signifie « jardin ». Pénétrer le Pardès signifie alors investir les quatre paliers du sens que recèle structurellement le texte sacré jusqu’à en saisir la substantifique mœlle.
Cette explication est souvent mise en relation avec un récit talmudique évoquant la tentative de quatre grands maîtres de pénétrer au cœur du « Pardès » . [1] Ben Azaï en mourut, Ben Zoma eut l’esprit ravagé, Elicha ben Abouya vit sa foi dévastée. Seul d’entre les quatre, « Rabbi Akiba entra en paix et sortit en paix. » Autrement dit, il aurait été le seul à atteindre indemne la quintessence du savoir mystique, couronnement des autres significations.
Mais qu’est réellement, au regard des sources rabbiniques, ce Pardès dans lequel se serait insinué R. Akiba ? Est-ce bien l’étude exhaustive des quatre niveaux d’exégèse ? Le fait est qu’on ne trouve trace de cette conception dans aucun texte de la littérature ancienne talmudique ou midrachique qui constitue pourtant le terroir le plus fondamental de l’interprétation juive traditionnelle : ni qu’existait une étude biblique à quatre niveaux dénommée « Pardès », ni que tel fut l’objet de la quête des quatre maîtres…
Pour Ha-aï Gaon (939-1038) qui commente le passage talmudique précité, « le Pardès réfère au jardin d’Eden réservé aux justes et qui se trouve dans les âravot, septième ciel où sont enchâssées les âmes des justes. » [2] Le firmament est atteint par une ascension extatique dans la pure tradition de la littérature mystique des Palais, c’est-à-dire par une forme de transe, expérience qui se produit non physiquement, ni même intellectuellement mais au cœur du mental en déconnection de la réalité sensitive, en un état second obtenu par des procédés méditatifs. Il s’agit d’un parcours initiatique qui ouvre à une vision contemplative des mondes et des êtres supérieurs, et de ce fait même comporte un très grand danger pour qui ne détient pas les moyens de conjurer les pièges des « illusions d’optique ».
Cette association du mot Pardès au jardin d’Eden nous est en fait familière. Il suffit de songer qu’en français Pardès a donné Paradis. Un vieux mot que l’hébreu, comme les langues de l’Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désignait d’abord les parcs des rois achéménides (Littré). Le terme passera ensuite à l’Occident, du grec, paradeisos. Il y a une notion d’enclos, de jardin gardé, thème que l’on connaît déjà du Cantique des Cantiques (4,12) qui évoque un « jardin cloisonné qui recèle une source secrète », inaccessible… sauf aux privilégiés.
Tout se passe donc comme si le voyageur céleste pénétrait dans la zone interdite sévèrement gardée par les chérubins au glaive flamboyant, aux portes du jardin d’Eden (cf. Gn 3,24). La montée au Pardès constitue alors une sorte de dépassement de la condition humaine vouée à l’exil terrestre depuis la faute primordiale d’Adam et Eve.
Quand Maïmonide (1138-1204) traite du Pardès, il n’évoque pas plus le fameux acrostiche ni même l’existence de quatre niveaux d’interprétation des Écritures, qu’il semble totalement ignorer. Le Pardès désigne pour lui globalement une forme d’étude qu’il qualifie de « sagesse divine et de science des lois de la nature » . Elle fait partie intégrante d’un vaste ensemble appelé « talmoud » ou « guemara » qui ne désigne pas chez lui le corpus que l’on sait, mais bien une discipline : l’effort d’intelligence des choses, l’établissement de liens intelligibles permettant d’obtenir une compréhension et une réflexion cohérente d’ensemble . Le Pardès constitue ici la quintessence de l’étude traditionnelle en ce qu’il désigne à la fois la méthode et le contenu le plus élevé du judaïsme, à savoir pour lui la philosophie (physique et métaphysique, et non la mystique et encore moins la Halakha ) envisagée selon la perspective juive.
En réalité, la notion de Pardès comme signifiant l’investigation de quatre niveaux des Écritures n’apparaît pas dans les sources juives avant le XIIIe siècle ! Et il est troublant de constater que c’est chez les Pères de l’Église que l’on en trouve les premières traces écrites dès le IIe siècle chez Irénée et ensuite, de plus en plus précisément chez Origène, Cassien, Augustin, même s’il n’est pas encore question d’une herméneutique ordonnée. Ainsi, ce dernier écrit : « Dans les saints Livres, il faut toujours examiner : (1) la révélation des vérités éternelles ; (2) le récit des évènements ; (3) la prévision du futur ; (4) la pratique selon les préceptes » .
Comme le précise Guershon Scholem , c’est au début du VIIIe siècle que l’auteur chrétien, Bède le vénérable, décline explicitement les « quatre niveaux de sens des Écritures » : narratif (sens premier du récit), allégorique (dogmes et mystères de la foi), tropologique (moral, homilétique) et anagogique (spirituel, céleste, le plus souvent eschatologique). Au XIIIe siècle, le dominicain Augustin de Dacie, résume en un distique devenu célèbre l’herméneutique systématisée chez Thomas d’Aquin : « La lettre enseigne les faits et gestes ; L’allégorie, ce qu’il faut croire. La morale, ce que tu dois faire ; l’anagogie, ce vers quoi tu dois tendre. »
Moshe Idel signale que deux écoles d’historiens modernes s’affrontent quant à l’origine de cette conception chez les exégètes juifs : celle de Wilhelm Bacher qui pense que les cabalistes ont emprunté cette notion aux chrétiens, et celle de Peretz Sandler qui y voit la résultante d’un développement interne au judaïsme. Idel remarque que si la thèse de Bacher est bien plus étayée, il faut néanmoins constater que les quatre types d’interprétation relevés chez les chrétiens ne correspondent pas rigoureusement aux quatre niveaux retenus par les cabalistes, surtout pour ce qui est du dernier niveau. En somme, l’exégèse quadripartite pourrait avoir une origine juive encore inconnue auxquels juifs et chrétiens auraient puisé… à moins qu’elle soit bien d’origine chrétienne et que la conception juive constituerait alors une adaptation aux catégories juives de l’interprétation.
En tout état de cause, pour Idel, il est établi que l’efflorescence en milieu cabaliste de cette conception couronne l’essor d’herméneutiques diverses développées indépendamment dans le judaïsme des siècles précédents : autour du sens obvie (Rachi et Tossafistes), du sens homilétique (littérature midrachique, halakhique), allégorique (chez les philosophes tels Maïmonide ou Gersonide), et finalement symbolique/théosophique (chez les cabalistes). L’association des quatre niveaux de sens en un ensemble gradué laisse entendre le lien organique entre les différents modes d’interprétation qui deviennent alors des degrés successifs de pénétration. On n’accède à la strate ésotérique que parce qu’on a d’abord franchi les trois étapes précédentes, comme dans un parcours initiatique.
Idel signale encore que le lien entre la conception des quatre niveaux de sens du texte et l’épopée mystique des quatre sages pénétrant dans le Pardès s’établit à la fin du XIIIe siècle seulement. Elle induit une conception très élitiste : seuls des individus de la trempe de Rabbi Akiba peuvent espérer étudier et comprendre la Cabale sans dommage… La plupart des cabalistes admettaient que les trois autres niveaux constituaient une propédeutique indispensable. Mais la plupart aussi, à l’exception notoire desquels figure Bayha bar Achèr (XIIIe siècle) dans son Commentaire sur la Tora, ne se sentaient aucunement obligés de livrer systématiquement dans leurs explications les quatre niveaux de sens, se contentant la plupart du temps d’évoquer le sens ésotérique. Pour Abraham Aboulafia (XIIIe siècle), seul d’ailleurs compte vraiment la dernière strate qu’il situe quant à lui à un septième niveau et non au quatrième ! Sans doute pour se calquer sur l’ascension jusqu’au septième ciel. Il n’est pas exclu non plus que ce soit une influence musulmane si l’on sait qu’à même époque, le poète soufi afghan, Djelal al-din Rumi compte sept niveaux de signification du Qoran …
La leçon chez nombreux mystiques juifs est que seule l’accession au dernier sens permet de sauver de la perdition des niveaux précédents ! R. Haïm Yossef David Azoulaï (Hida, 1724-1806) fit le calembour suivant : pechat (sens simple) = tipèch (« niais », sens simpliste) par anagramme, ou encore par la césure acrostichtique séparant les trois premiers niveaux du dernier : Pardès = Pèrèd (mule !) + s[od] (secret) … Ainsi le quatrième niveau délivrerait le lecteur de l’insuffisance des trois inférieurs mais aussi des dangers inhérents à l’incursion imprudente dans le domaine mystique pour qui ne peut se hisser au niveau ultime de compréhension. Ainsi, pour le cabaliste Isaac Louria (XVIe siècle), la négligence des strates précédentes pouvait entraîner des dommages cosmiques, ce qui est une manière de revaloriser l’étude des sens traditionnels. Point de raccourci pour le paradis…
Enfin, relève Idel, les figures cabalistiques qui ont développé la conception d’une interprétation à quatre niveaux étaient habités par la conviction qu’il convenait d’extraire les sens encore inexploités du texte, et donc, ne pas se contenter de véhiculer les anciens. Ce qui revient à dire qu’à l’origine, la conception du Pardès ne visait pas à récapituler la totalité des sens dans un moule prédéfini et statique mais bien à ouvrir un champ créatif de recherche par le défi que constituait la découverte de strates inexplorées. Le jardin secret recèle une « source jaillissante ». C’est dire qu’on n’a jamais fini de le labourer et de l’ensemencer et qu’il faut donc se méfier de ceux qui prétendent en avoir récolté les seuls véritables fruits…
Rivon Krygier
(Rabbin d’Adath Shalom à Paris)
Bibliographie
Haguiga 14b et passim.
Otsar Guenonim, T. 4, sefer 2, Haguiga, p. 61.
Hilkhot yessodé ha-Tora 4:13.
Cf. Hilkhot Talmud Tora 1:11.
De la genèse au sens littéral, L. 1, 1,2.
Le nom et ses symboles, Paris, Cerf, 1983, pp. 120-124.
Pièce littéraire composée de deux vers. Cf. Henri de Lubac (1896-1991), “Sur un vieux distique : la doctrine du quadruple sens”, dans : Mélanges offerts au R.P. Ferdinand Cavallera, Toulouse, Bibliothèque de l’Institut catholique, 1948, pp. 347-366.
« The Fourfold Method of Interpretation », in : Absorbing Perfections, Yale University Press, 2002, pp. 429-437.
Article publié dans l’Arche de septembre 2006