Mathieu Amalric raconte l’histoire des juifs en France, de l’affaire Dreyfus à la Seconde Guerre mondiale, vue à travers les destins d’hommes et de femmes.
Une rumeur se répand depuis quelques années aux Etats-Unis comme en Israël : la France serait devenue le pays le plus antisémite d’Europe. A l’aube des années 2000, brusquement, dans la patrie des droits de l’Homme et de l’émancipation des juifs, des menaces, des agressions et des incendies de synagogues composent les pages d’un nouveau bréviaire de la haine. De l’arrivée des juifs du Yiddishland à l’exode des juifs d’Afrique du Nord, de la Grande Guerre à Vichy, des hommes et des femmes, juifs français ou Français juifs, racontent avec humour et émotion, sur un commentaire lu par Mathieu Amalric, ces années de bonheur et de tourments.
Le talent du réalisateur Yves Jeu- land sera à juste titre célébré. Il y a cette lueur jaunâtre, cette lueur « juive » qui lui sert de leitmotiv et qu’il fait parfois apparaître sur ses images d’archives en noir et blanc. Un petit serpent de lumière maudite qui révèle, qui dénonce, qui donne froid dans le dos. Le pinceau jaune se glisse partout, se faufile sournoisement sur les chaussures juives, dans les ruelles juives, sur les talliths juifs, sur les caricatures de juifs, sur les manteaux des juives qui jouent avec leurs enfants, sur les cartes d’identité, sur la tour Eiffel. Avec ce fil jaune finement tricoté dans les « Actualités » Pathé, aidé par ses 13 magnifiques témoins - on voudrait les écouter plus longtemps, ils mériteraient chacun un film entier ! -, Yves Jeuland traverse notre histoire en cent quatre-vingt-cinq minutes, de l’affaire Dreyfus aux attentats antisémites des années 2000, en passant par le drame des juifs d’Algérie et les retombées du conflit israélo-palestinien, et parvient à nous raconter un siècle de vie juive en France sans rien omettre d’essentiel, sans oublier l’humour ni la tendresse.
« Heureux comme un juif en France », disait-on en yiddish dans les shtetls de Russie et de Pologne à la fi n du XIXe siècle, au temps des terribles pogroms. Si les juifs se sont massivement réfugiés en France au début de l’entre-deux-guerres, c’est en partie ?- et paradoxalement - grâce à l’affaire Dreyfus. La France avait depuis longtemps un « éclat messianique » (Elie Barnavi), elle était le premier pays qui avait donné aux juifs des droits civiques, qui en avait fait des citoyens comme les autres. La Déclaration des droits de l’homme, c’était la version moderne des Tables de la Loi. En outre, depuis la conclusion heureuse de l’affaire Dreyfus, et malgré les cris des antisémites, la France était devenue ce pays extraordinaire où l’honneur d’un seul homme pouvait diviser une nation. « Mon père s’est arrêté en France parce qu’il aimait ce pays capable de changer d’avis, de reconnaître ses erreurs, il avait lu Balzac et Zola en yiddish », raconte l’émouvante Marceline Loridan-Ivens.
Bien sûr, le film de Jeuland est aspiré par le trou noir central, par l’impensable, par les 77 320 juifs vivant en France, exterminés dans les camps de la mort. Par quels sombres détours de l’histoire cette France hospitalière, accueillante, universaliste, révoltée par l’injustice, donnera-t-elle naissance aux lois immondes du maréchal Pétain, à la traque meurtrière des enfants et des vieillards, comment les juifs réfugiés dans une terre de liberté verront-ils leurs libertés se restreindre et disparaître ? Jusqu’à subir des scènes comme celle du « Monsieur Klein » de Losey, où le médecin français de souche examine une femme nue et terrifiée, lui écarte les narines et lui soulève les paupières pour établir son appartenance à la race judaïque. Comment le gouvernement de la France de Vichy a- t-il pu mettre ses policiers, sous l’autorité de Bousquet, au service des nazis ? Comment a- t-il pu arrêter des gens pour les remettre aux Allemands ? Oui, c’est impensable, pourtant cela fut. Et nous voyons que malgré ce qui est advenu, la petite lueur jaune de l’antisémitisme continue à circuler par-ci par-là, pas besoin de lunettes spéciales pour la voir.
Dans ce pays qui a produit le meilleur et le pire, dès avant l’affaire Dreyfus, ce sont deux traditions nationales puissantes et incompatibles qui n’ont cessé de s’affronter. Le film de Jeuland montre bien comment se sont manifestées à chaque époque leurs influences alternées. Le moins qu’on puisse dire, c’est que dans notre pays le climat est changeant. On se demande comment Céline a pu être admiré pour ses éructations hystériques de « Bagatelles pour un massacre ». On peut aujourd’hui se demander pourquoi le public de Dieudonné l’a applaudi dans une émission de décembre 2003, déguisé en juif religieux paramilitaire faisant le salut nazi.
« L’histoire des relations entre les juifs et la France ? Une histoire d’amour qui a mal tourné », dit Robert Badinter. En tout cas, quel que soit le nombre de juifs vivant sur leur sol (ils n’étaient que 80 000 à l’époque de l’inénarrable Drumont), les Français n’ont jamais cessé d’être obsédés, ou plutôt fascinés, par les juifs, même et surtout s’ils n’en ont jamais rencontré. Dans un extrait du « Vieil Homme et l’Enfant », de Claude Berri, Michel Simon, sublime en paysan totalement destroy, répond aux questions du gamin (juif) qu’il héberge. Il lui explique pourquoi il faut détester les juifs. « Dis Pépé, qu’est-ce qu’ils font les juifs ? - Ils font leur sabbat. Une espèce de fête. Ils allument des bougies, ils bouffent avec le chapeau sur la tête. - Et toi, Pépé, tu gardes bien ton béret ! - Ah, mais c’est pas un chapeau. - Dis Pépé, il était juif Jésus ? - Oui, à ce qu’il paraît, concède Pépé en bougonnant. - Alors Dieu aussi il est juif - Mais non, qu’est-ce que tu racontes ! - Mais si ! C’est Mémé qui me l’a dit, Jésus est le fils de Dieu. Alors si Jésus est juif, son père aussi... »
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