Le dialogue inter-religieux actif est au coeur de l’ouverture massorti et de son exigence éthique et intellectuelle.
C’est selon ces principes que depuis près de 30 ans, Rivon Krygier mène un dialogue en profondeur avec le christianisme. C’est cette exigence qui est récompensée par ce prix.
Rivon Krygier, né en 1957 en Belgique, est depuis septembre 1991, le rabbin d’Adath Shalom , entraînant ainsi l’installation du mouvement massorti en France. Après des études à l’institut Maayanot et à la Yechiva Makhon Meir, il a poursuivi ses études universitaires à Jérusalem dans les domaines de l’éducation, la Bible, l’histoire, la philosophie et la pensée juive, avant d’entamer le séminaire rabbinique où il a obtenu son ordination, en 1991. Il a exercé en Israël durant plusieurs années les fonctions d’éducateur et d’enseignant, notamment à l’institut Mayanot dirigé par Manitou, le rabbin Léon Askénazi et au cours d’été de l’Université hébraïque de Jérusalem. Outre son ordination rabbinique au séminaire massorti israélien, Rivon Krygier est également docteur en science des religions de l’Université de la Sorbonne, Paris IV (1996).
Il consacre une bonne part de ses recherches et publications aux questions d’éthique et de théologie, ainsi qu’au dialogue interreligieux. Il a notamment été invité par l’Archevêque André Vingt-trois aux conférences du Carême, en la cathédrale Notre Dame de Paris, en mars 2010, allocution émaillée d’incidents en raison de la protestation de fondamentalistes catholiques. Il est engagé avec sa communauté depuis plusieurs années dans des contacts étroits et actions coordonnées avec la paroisse St Léon et la salle de prières musulmane Javel.
Il est auteur de divers articles dans des revues diverses (Revue des Études Juives, Pardès, Conservative Judaism, Recherches de Science Religieuse) et ouvrages dont les principaux sont : La Loi juive à l’aube du XXIe siècle (Paris, éditions Biblieurope, 1999) collectif sur la loi juive à l’ère de la modernité, et À la limite de Dieu (Paris, éditions Publisud, 1998), essai théologique sur l’énigme de la contradiction entre libre arbitre humain et la prescience divine, dans la pensée juive. Il est l’auteur d’un essai, « L’homme face à la Révélation », publié en complément de l’ouvrage de Louis Jacobs, La religion sans déraison, Albin Michel, 2011.
Allocution de Rivon Krygier
Voici l’intégrale du texte de l’allocution du rabbin Rivon Krygier lors de la remise du prix.
Messages
Cher monsieur le rabbin
Je cherchais un commentaire du livre de Jonas et google m’a amené sur votre page. J’ai essayé de me connecter pour laisser un commentaire après m’être inscrit, mais cela ne fonctionne pas, aussi je vous écrit à votre adresse personnelle. Hier lors de cette rédaction, j’ai fait une fausse manœuvre avec mon PC et le message vous a été envoyé alors que j’y apportais des retouches, mais cet accident en a sans doute voilé le sens, aussi je vous le ré-adresse « corrigé ».
Bien heureux de lire l’allocation du Rivon Krygier en ce qui concerne l’amitié judéo-chrétienne dans la perspective de « vivre par la foi » ce qui m’autorise à compléter ce que vous dites de Jonas, dont votre commentaire ne dit pas toute la richesse il me semble ? Car Jonas tourne le dos à l’Éternel et n’est pas je pense un « être pur » comme vous le pensez. En effet il préfère aller gagner sa vie à Tarsis plutôt que de lui obéir et se moque pas mal (de mon point de vue) des turpitudes du monde à tel point qu’il s’endort dans la cale, indifférent au sort de ceux qui lui ont fait confiance et qu’il a mis dans « la merde » si vous me pardonnez l’expression.
La conséquence c’est la tempête qui est une évocation de la corruption des hommes, comme l’est le déluge de Noé. Mais Jonas dort alors que les marins sont dans une grande détresse. Il est incapable de participer à leur émois, tant il s’est coupé des autres en n’accomplissant que ses désirs de réussite, un peu comme les banquiers calvinistes (ou les banquiers juifs ?) qui spéculent sur le cours des céréales dans les banques, alors que des enfants ne peuvent se nourrir en Afrique du fait de leur pénurie. Jonas est indifférent aux autres, mais il est bien obligé de prendre la mesure de ses actes lorsque la réalité le rejoint et qu’il est mis à la mer. Fort heureusement l’Éternel qui est toujours à l’écoute de ceux qui le cherchent (comme les marins, qui vous le noterez ont jeté toutes leur richesse hors du navire pour éviter de jeter Jonas par dessus bord) envoie la baleine pour avaler Jonas et le sauver.
On est alors dans une situation symétrique de celle de Joseph, jeté dans la citerne par ses frères pour éliminer celui dont ils sont jaloux dans la visée de l’héritage de leur père. Joseph rejeté en dehors de la fraternité humaine pour que leur calculs égoïstes puisse se trouver rassasié, et cela dans une attitude symétriquement contraire à celle des marins qui eux préfèrent tout perdre que de se séparer de Jonas, pourtant étranger, mais en qui ils voient un semblable (un frère ?), en tout cas un innocent.
Dans la baleine Jonas se sent seul et se souvient de l’appel de l’Éternel auquel il n’a pas répondu aussi croit-il que celui-ci lui a « joué un bon tour ». Il pense que ce qu’il vit est une punition qu’il mérite, et dont l’auteur est l’Éternel qui veut ainsi se mesurer à lui pour lui faire comprendre que c’est lui « le chef ». Et cela parce que Jonas, n’est toujours pas capable de penser en dehors de la recherche de ses intérêts, voyant en Dieu un magistrat qui le punit.
On est dans le même type de problématique que Job avec Elihaou (Chp 36). C’est un mal entendu, au sens littéral, de ceux qui cherchent leurs intérêts, au lieu de chercher l’Éternel et qui par conséquent deviennent sourds, mais en étant persuadés d’avoir une audition parfaite. En effet la relation entre les amis de Job avec l’Éternel est une relation de pouvoir et d’échange de respect, mais pas une relation de confiance comme celle de Job. Pour ces gens, il faut respecter Dieu comme on respecte une autorité, et si on le fait tout va bien, tandis que dans le cas inverse... C’est le canevas de la morale humaine je pense ?
C’est pourquoi Jonas dans cette perspective croit que Dieu lui fait payer « sa dette », aussi il lui déclare qu’il en enregistre cette fois « la leçon ». Comme vous le dites, c’est un phénomène névrotique qui se passe : Jonas a transgressé une loi symbolique, en défiant l’Éternel, aussi il se sent coupable. Il expie dans le ventre de la baleine et Dieu magnanime lui pardonne, du moins le croit-il, en ordonnant à la baleine de le recracher sur la plage. On est là, dans le canevas de ce qui forme je crois toutes les religions du monde : la transgression d’une loi morale nécessite une punition et une réparation. C’est l’architecture de la pensée morale alors que le texte de Jonas (et de Job) ouvrent justement sur une autre perspective inattendue : l’éthique. C’est aussi le thème du livre de Job je crois : celui qui est banni du monde des hommes est-il celui que Dieu rejette, ou est-il celui qui vit avec l’Éternel dans une relation qui ne passe pas par un échange d’intérêts.
Job et Dieu sont des amis, il y a entre eux de l’affection partagée, tandis que les amis de Job eux ne regardent que vers eux-mêmes et leur intérêts (comme Jonas). La culpabilité de Jonas dans la baleine, est celle de ceux qui se sont placées dans une attitude de transgression de l’autorité par un processus névrotique, tel que Freud l’a bien étudié. Le récit de la Chute en donne également le canevas puisque Adam et Ève se cachent car ils se sentent coupables eux-aussi. Et parce qu’ils lui ont sciemment désobéis, Dieu ne leur apparaît plus comme un père, mais comme un juge. Également dans la baleine c’est l’inconscient de Jonas qui prend le pas sur lui, venant lui demander des comptes. Mais il est intéressant de noter le contraste entre la culpabilité de Jonas à cet instant et celle des marins dans l’épisode précédent.
Les marins se sentent coupables de jeter Jonas dans la mer, car pour eux cet homme qui dort a une forme d’innocence, mais ils s’y résignent acculés car ils ne peuvent faire autrement, les vents leur étant contraire à leur désirs sincères de le débarquer sur la terre ferme. Tandis que Jonas ne se sent coupable lui que d’avoir échoué dans son entreprise, se moquant pas mal du désarroi des marins qu’il a pourtant pris en otage. Il n’a d’yeux que pour lui-même et ne voit dans cette situation que la main de Dieu qui en a orchestré le contexte par esprit de vengeance. Certes je suis coupable pense Jonas, mais « in fine » le plus grand coupable c’est Dieu lui-même, vexé que je lui ai désobéit pense t-il. Jonas qui ne regarde toujours que vers lui-même (et non vers autrui/ vers l’Éternel) ne peut prendre la mesure que ce qu’il lui arrive n’est que la conséquence de sa seule responsabilité, celle d’avoir voulu jouer « cavalier seul ». Car il est imbibé de pensée morale, alors que les marins le sont eux de pensée éthique. Ils sacrifient tout pour sauver Jonas et en dernier recours en appellent à l’Éternel pour venir en aide à leur dilemme ; comment ne pas mourir mais en même temps comment ne pas faire mourir l’étranger qui est parmi eux. Tandis que Jonas lui sacrifie les autres (les marins) et en dernier recours en appelle à l’Éternel pour sauver sa peau.
C’est une situation que l’on rencontre tous les jours à notre époque je crois. Prendre les autres en otage dans nos calculs de pouvoir, ou être pris en otage par d’autres en ne voulant ne pas désobéir à la loi de l’Éternel qui nous commande d’éviter le mal ? Et en aval croire que l’on est pris en otage par l’Éternel (comme Jonas dans la baleine) ou croire en un Dieu Père (comme Joseph) malgré la perte de tous nos repères (comme Job) ?
C’est comme dans la seconde partie de l’histoire de Joseph, où lorsque par fidélité à l’étranger avec qui il a noué des relations de confiance réciproque, Joseph refuse de le trahir ce qui entraîne sa chute (étant jeté en prison par la femme de Potiphar et sa clique). Joseph payant le prix de l’éthique. Sa culpabilité étant attestée par les hommes qui l’entourent de croire en l’Éternel par une modalité qui passe par le confiance gratuite en autrui (en l’Éternel). Alors que l’entourage de Joseph lui est régit par la morale, les apparences de la probité mais... sans éthique, dans la perspective de sauver sa peau, ou sa place de notable. Même Potiphar que Joseph n’a pas trahi, va le trahir pour ne pas être dans le dilemme de perdre la face en donnant raison à un esclave contre la parole de sa femme.
Et en sortant de la baleine pour aller à Ninive, le cœur de Jonas n’a pas changé et la suite va le montrer. Comme Elihaou, il croit en des relations d’échange « donnant-donnant » de type morale avec Dieu, et pas en une relation de confiance fondée sur l’affection. C’est pourquoi il est incapable de participer à l’émotion des Ninivites ; Ninivites qui ont la faveur de l’Éternel parce eux, voient (à la différence de Jonas), en Dieu un père plein de bonté, qui changera d’avis (et renoncera à les détruire), si ils changent de conduite. Jonas ne voyant qu’un tyran qui règle ses comptes, comme il les a réglé avec lui en ayant provoqué son naufrage.
Ce texte de Jonas fait écho au verset de Job « l’intelligence c’est d’éviter le mal et la sagesse c’est la crainte de Dieu » (Jb 28,28), puisque l’intelligence pour Jonas c’est d’être indifférent au sort des autres, alors que c’est lui qui les prend en otage, tandis que sa sagesse est celle des règlements de compte. C’est cela la connaissance du bien et du mal, à mon avis. Et c’est le strict contraire de l’enseignement du décalogue, point par point. Dieu veut nouer des relations de confiance avec nous, et nous les hommes nous voulons nouer avec lui des relations de pouvoir. C’est un profond malentendu.
Jonas attend la chute de Ninive, promise par Dieu, parce qu’il est englué dans une relation de pouvoir. Aussi il est incapable de comprendre les ressorts de compassion de Dieu. Cela fait écho au passage de la Genèse, où Adam après avoir accusé Ève, fait le procès de Dieu lui disant « la femme que tu m’a donné, c’est elle qui m’a entraîné là où j’en suis ». Autrement dit pour Adam, Dieu est un pervers qui aurait prémédité sa chute, bien en amont. C’est aussi ce que pense Jonas qui finalement se voit plus juste que Dieu lui-même.
Il y en a beaucoup autour de nous de ces personnes n’est-ce pas ? Dans toutes les églises en tout cas j’en ai rencontré, de ces disciples d’Elihaou qui ne connaissent pas l’Éternel...
Merci et bonne soirée
Olivier Delorme