Les pélerins métamorphosent la ville d’Ouman, qui a vu s’inscrire quelques-unes des pages les plus sombres de l’histoire des Juifs d’Europe orientale.
« Ici, c’est big shalom ! Cet endroit est unique au monde ! Quelle joie ! ». Pour la quatrième année consécutive, Moshe Ponte, Israélien né dans une famille de Séfarades marocains, vient se mêler à l’immense foule des pèlerins juifs venus célébrer le Nouvel An. À l’appel du schofar, la trompette traditionnelle, près de 30 000 hommes envahissent les rues. « Shanatova ! Bonne année ! », lance Moshe, tout sourire.
Israël et ses querelles sont à des milliers de kilomètres. À Ouman, petite ville ukrainienne qui abrite le tombeau du rabbi Nahman de Breslev, mort il y a tout juste deux cents ans, toutes les différences s’affichent et se mélangent en une joyeuse transe. Des ultraorthodoxes aux longues papillotes, vêtus de redingotes noires et coiffés d’imposantes toques de fourrure, prient, chantent et dansent au côté de jeunes en jeans moulants, la kippa péniblement arrimée aux dreadlocks.
Tous répondent à l’appel du rabbi Nahman, un des grands penseurs du hassidisme , mouvement religieux apparu au XVIIIe siècle qui constitue aujourd’hui l’un des piliers de l’orthodoxie juive. « Ceux qui viennent sur la tombe du rabbi pour Rosh ha-Shana, lisent les psaumes rituels et font acte de charité seront sauvés de l’enfer », explique Efi, débarqué de Tel-Aviv.
Depuis cinq ans, à chaque Rosh ha-Shana, le jeune homme abandonne sa petite amie pour venir à Ouman. « Je suis complètement opposé aux codes rigoristes des orthodoxes , mais ici, curieusement, je les accepte », reconnaît Efi, en contemplant l’assemblée exclusivement masculine. Les quelques femmes qui ont fait le voyage se tiennent scrupuleusement à l’écart des festivités.
Ben Hartman, jeune reporter du Jerusalem Post, n’en revient pas : « Je rentrais d’un voyage de presse à Kiev quand j’ai rencontré des pèlerins américains à l’aéroport. Ils m’ont invité à Ouman et, depuis, je suis là, je partage une chambre minuscule avec des hommes à qui je n’aurais jamais adressé la parole en d’autres circonstances. C’est une expérience unique. Ashkénazes, Séfarades, orthodoxes , laïcs, sionistes, antisionistes… Un tel rassemblement est inimaginable en Israël ! »
« Si le rabbi rassemble autant de personnes différentes, c’est parce que son enseignement est basé sur la simplicité et la joie », explique Ashalom, 30 ans, un des rares hassidim à accepter de parler avec une femme. À l’ombre des saules pleureurs qui bordent le petit lac, il prie en toute quiétude avec son jeune fils, Malachie : « Pour moi, cette possibilité d’une relation heureuse avec Dieu a été une révélation. Je suis heureux que tous les Juifs, quels qu’ils soient, puissent vivre cela. »
La ville s’en voit métamorphosée. Dans la rue Pouchkine, qui descend doucement vers la vaste synagogue flambant neuve et le tombeau du tsadik (saint), chaque entrée d’immeuble, chaque cour de maison, est investie par les pèlerins qui y installent, le temps d’une semaine, écoles rabbiniques, cantines casher et bains rituels 24 heures sur 24.
Pour les habitants, ce pèlerinage est une manne financière. Un lit dans une chambrée de 12 personnes se monnaie jusqu’à 300 dollars par nuit. Les porteurs de valise peuvent empocher en 3 jours quelque 500 dollars, l’équivalent de deux mois de salaire. La Mairie se frotte les mains, et vient de signer un accord de jumelage avec la ville israélienne d’Ashkelon.
Une reconquête fulgurante dans une ville qui a vu s’écrire quelques-unes des pages les plus sombres de l’histoire des Juifs d’Europe orientale. En 1728, quelques années avant la naissance de rabbi Nahman, entre 20 000 et 30 000 Juifs y ont été exterminés par les Cosaques. Deux siècles plus tard, des dizaines de milliers de Juifs, qui représentaient la moitié de la population de la ville avant la Seconde Guerre mondiale, ont péri sous les balles des Einzatsgruppen. La répression soviétique et l’émigration massive vers Israël ont achevé de décimer la communauté. « Malgré cela, la prophétie du rabbi se réalise. Chaque année, nous sommes plus nombreux ! », exulte Moshe.
Abreu, un homme d’affaires de Sao Paolo, découvre avec émotion le pays de son grand-père : « Pour beaucoup de Juifs, l’Europe de l’Est n’est qu’un vaste tombeau. Ils se contentent d’un aller-retour à Auschwitz. Ici, c’est différent. Enfin, nous pouvons nous réapproprier dans la joie ce que la Shoah a anéanti. »
Article paru dans le Figaro du 10/09/2010