C’est donc dans le comportement du prophète et non dans son discours qu’il faut aller puiser la substance du texte.
Jonas reçoit l’ordre divin d’avertir les habitants de Ninive (capitale de l’Assyrie) de l’imminence de leur perdition, Dieu ayant résolu de détruire la ville en raison de leur perversion. Selon l’expression talmudique (Sanhédrin 89a), Jonas « kovéch èt nevouato – réprime sa prophétie » : il refuse de remplir sa mission et s’enfuit. Il embarque sur un bateau mais en pleine mer, une violente tempête menace de « renverser » le navire. Les membres de l’équipage en viennent à découvrir que c’est Dieu Lui-même, Créateur du ciel et de la terre, qui à cause de Jonas met en péril l’embarcation. Celui-ci suggère qu’on le jette à l’eau, pour apaiser le courroux divin. Les marins font tout pour ne pas en arriver là mais finissent par s’y résoudre, non sans exprimer leurs scrupules. Aussitôt fait, la mer retrouve le calme. Jonas est alors ingéré vivant par un grand poisson durant trois jours : trois jours, au cours desquels il médite sur la souveraineté divine à laquelle il consent finalement de se soumettre. Le poisson rejette Jonas sur la côte et celui-ci se rend à Ninive et y prophétise. Contre toute attente, la réaction des habitants est immédiate. Ils font preuve de grande contrition et se repentent, et ce, avant même que son roi n’en donne l’ordre. Ninive est alors sauvée par la miséricorde divine, au grand désespoir de Jonas qui, affirme-t-il, aurait préféré mourir plutôt que de voir les habitants de Ninive bénéficier de cette grâce. Le dessèchement d’un arbuste, le ricin, dont Dieu avait fait pousser les branches au-dessus de lui en une nuit lui cause pareillement grande peine au point de perdre goût à la vie.
En somme, la teneur du récit est à l’inverse de ce que l’on peut escompter dans ce type de littérature. Les personnages qui font vraiment preuve de sens moral sont d’une part, les matelots idolâtres qui font tout pour sauver Jonas, et d’autre part, les habitants de Ninive, des assyriens également idolâtres qui se dressent avec promptitude et redressent leur conduite. Même les divers éléments de la nature tels la mer, le vent, le poisson, le soleil et le ricin, obéissent à l’Éternel. Le seul personnage qui s’oppose résolument à la volonté divine n’est autre que l’élu de Dieu, le prophète Jonas ! Il se détourne, regimbe et s’éclipse. Et quand enfin il s’exécute, il le fait contraint et contrarié, non sans manifester brutalement son désaveu pour le dessein miséricordieux et salvateur voulu par Dieu.
On ne peut vraiment pénétrer la signification « renversante » de ce récit, si l’on passe à côté des références littéraires auxquelles l’auteur fait allusion. Ainsi, le nom du prophète, « Jonas (Yona, en hébreu) », loin d’être fortuit renvoie à la colombe, « yona », que Noé, après le déluge, avait envoyé hors de l’Arche pour s’assurer que la terre était à nouveau sèche et donc habitable. On se souvient (cf. Gn 8:6 et passim) qu’au terme de quarante jours après le déluge – le même délai, dans le récit de Jonas, avant que Dieu ne renverse Ninive – Noé s’enquiert de la situation de la terre. Dans un premier temps, il envoie en reconnaissance un corbeau. Celui-ci va et vient, jusqu’à ce qu’il trouve un lieu de vie et ne revient plus. Noé ne se satisfait pas de ce seul résultat et envoie une yona... Il s’y reprend à trois reprises. La première fois, la colombe revient à l’Arche sans avoir trouvé de lieu où reposer. La seconde, elle ramène dans son bec le fameux rameau d’olivier. La troisième, elle ne revient plus.
Que signifient ces envolées, ces allées et venues ? Il y a ici, de façon évidente, un langage symbolique. On se rappelle que le corbeau, après d’infimes tergiversations, s’était très rapidement accommodé au monde post-diluvien. Il y trouve sa place alors que la terre est encore boueuse et empestée de l’odeur nauséabonde des cadavres en décomposition. Le corbeau est celui qui trouve ses repères dans le monde des charognes et des charognards. Le monde, en l’état, lui est habitable, viable, supportable. Mais pas pour la colombe. Elle attend d’y trouver du végétal : le rameau d’olivier, le fruit, le signe de la vie qui se perpétue. Elle ne s’élance vers le monde qu’une fois assurée, rassurée, que ce nouveau monde est celui de la purification et non plus, de la putréfaction.
Le comportement de Jonas est similaire à celui de la colombe. Jonas est un être pur ! Les prévarications, les forfaitures, les concupiscences morbides des humains, toutes ces mains sales, toute cette boue fétide qui éclabousse et souille, lui donnent la nausée. Il se dit : Si le monde entier est corrompu et pourri, n’est-il point justice que Dieu lui réserve le même sort que celui qu’il réserva à la génération du déluge ? Mais – Misère ! – voilà que Dieu le désigne lui pour tenter de sauver un monde avarié. Que fait alors ce Juste si éthéré ? Il se replie vers la mer, embarque sur une arche et prend le large… L’homme-colombe veut échapper aux turpitudes du monde, en se conformant au modèle de Noé. Jonas le nostalgique veut revenir à la période diluvienne, celle du grand nettoyage, et s’en tenir. Que fait Jonas sur le bateau alors que la tempête menace l’équipage ? Il se réfugie bien au chaud au fond de la cale et s’endort ! Sans doute rêve-t-il d’un monde meilleur…
Ce repli sur soi ressemble furieusement à ce que les psychologues appellent une « régression au stade fœtal » lorsque terrorisé devant les adversités de la vie, on se blottit dans les quiétudes illusoires de l’amnésie. En chacun, au fond de la cale, se blottit un Jonas qui s’invente un âge d’or pour mieux démissionner et se laisser porter par les flots du liquide amniotique de l’utopie et de l’oubli. Le sommeil de Jonas n’est pas celui du Juste mais celui de l’indolence tamponnée du sceau des Justes.
Mais la placidité de Jonas est bien plus sournoise encore que l’indifférence coutumière qui fait que l’on s’enrobe et que l’on se dérobe de tous ceux qui à l’entour envoient des messages de détresse. Jonas se couvre et se pâme de la gloire des héros incompris, de ceux qui réclament la justice au Créateur du monde. Si Job criait à cause de la souffrance des Justes, Jonas crie à cause de la survivance des fauteurs. Dieu avait décidé après le déluge qu’Il ne provoquerait plus de destruction sans appel. Dieu a réprimé Sa puissance justicière pour offrir au monde l’occasion du repentir. Mais pour Jonas, la modération ressemble à du laxisme… Il se refuse à en être l’agent, le promoteur. Puisque Dieu Se fait magnanime, longanime, Jonas, lui, se fait zélateur ! Puisque Dieu S’est rendu impuissant, Jonas se fait indifférent. Quelle grande … mégalomanie ! C’est bien l’idéal, l’idéalisation que Jonas se fait de lui-même et du monde, tel qu’il devrait être, qui le conduit à cette pernicieuse perversion de la démission suicidaire. En puriste, en bon martyr, il se déclare à deux reprises prêt à mourir plutôt que de souffrir l’intolérable. Il est conduit ainsi à se révolter contre Dieu, au nom même de la justice divine ! « Si Dieu ne peut être juste envers les pervers, je le serai, moi ! Et avec moi, le déluge ! »
Le livre de Jonas offre le spectacle hallucinant de païens prompts au repentir face à un Juste si confortablement installé dans ses certitudes qu’il juge indigne de sauver de la perdition une ville de 120.000 êtres humains. Un simple ricin, une plante qui lui apporte un petit supplément d’ombrage par rapport à celui que lui offrait la cabane dans laquelle il s’abritait, trouve plus de grâce à ses yeux que la vie des humains trop humains, entachés par le péché ! Préférer la plante innocente à l’homme, n’est-ce pas l’écologie poussée jusqu’au fétichisme, du végétalisme cannibale ? Qui donc est cette colombe qui ne voit plus autour d’elle que des corbeaux ?