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Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944

Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944

Par Renée Poznanski -

Un livre passionnant sur les rapports ambigus entre la résistance et les Juifs.

On le sait depuis longtemps : la Résistance n’a guère pris position contre l’antisémitisme et la persécution des Juifs. Avec courage et liberté d’esprit, Renée Poznanski a passé au crible les stratégies de discours, la propagande et la contre-propagande non seulement de la Résistance mais aussi de la France libre et de la Libération.

L’historienne israélienne Renée Poznanski, auteur déjà d’une somme sur les Juifs de France sous l’Occupation [ Être juif en France pendant la Seconde guerre mondiale, Paris, Hachette Références, 1994.], a eu l’idée passionnante de tenter de confronter les deux domaines, afin de voir si la Résistance française avait pris position contre l’antisémitisme et la persécution des Juifs, contre les déportations mais aussi ce que ses réseaux avaient tenté pour sauver des Juifs.

On sait depuis longtemps que la Résistance française n’a que marginalement travaillé à sauver les Juifs de France de l’extermination, qu’il n’y eut pas de plan concerté, ni au niveau national, ni au niveau des réseaux mais cette étude novatrice, et disons-le, courageuse, étudie dans le détail les stratégies de discours, la propagande et la contre-propagande non seulement de la Résistance mais aussi de la France libre (et le titre de ce volumineux ouvrage de près de 800 pages est en cela incomplet).

À lire l’état de la recherche avant la publication du livre, tel que le décrit Renée Poznanski dans l’introduction, on a l’impression que le sujet était presque un tabou. Certes, le Centre de documentation juive contemporaine à Paris avait organisé en 1981 un colloque sur la question, durant lequel les résistants venus parler s’était montrés très défensifs.

Certes, à partir des années 1990, les ouvrages sur les différents réseaux de Résistance interrogeaient l’attitude face à la persécution, le plus souvent pour conclure que le réseau n’avait pas placé la question juive au centre de ses préoccupations et que la presse clandestine et les tracs s’étaient montrés pour le moins discrets. Il s’agissait alors pour l’auteur de tout reprendre sur ce sujet difficile, prenant le risque très contrôlé de rentrer dans une certaine mode de « désacralisation » de la Résistance, ce qui n’était pas du tout l’intention initiale. Malgré une précaution annoncée (« Ce livre ne cherche pas à prendre la mesure de l’antisémitisme à l’intérieur de la Résistance », écrit l’auteur), l’un des nombreux propos de cet ouvrage complexe est de voir comment les codes culturels antisémites de la fin des années 30 qui, on le sait, ont été si prégnants dans de larges secteurs de la société française, ont ou non influé sur la politique de la Résistance et de la France libre face à la persécution. « C’est en se démarquant de l’antisémitisme hitlérien que des militants d’Action française palabraient en termes clairement antisémites sur le ‘problème juif’ qui se posait à la France (…) D’autres dénonçaient avec force tout antisémitisme – qu’il soit d’origine nazie ou émane de l’extrême droite française – tout en s’appuyant sur un code culturel imprégné des stéréotypes consacrés ou sur des prétendues informations propagées par cette même extrême-droite… ».

Bref, l’entreprise décrite ici nécessitait de nombreuses précautions et des preuves : l’ampleur du travail de l’historienne est en soi une réponse par avance aux critiques qui voudraient l’accuser de légèreté ou de velléités de démystification. « Revisiter ainsi d’un œil critique l’héroïsme de l’épopée résistante n’est pas chose aisée. Il y avait dans la Résistance un souffle extraordinaire (…) À aucun moment un sentiment d’humilité face à ceux qui ont fait l’histoire en risquant leur vie ne m’a quittée.

Mais il y eut nombre d’ambiguïtés dans cette épopée ; comment n’y en aurait-il pas eu ? Les résistants étaient des êtres humains, des hommes et des femmes façonnés par une culture, héritiers de modes de pensée. Ce n’est pas faire injure à ceux qui lui ont tout sacrifié que d’étudier, comme une aventure humaine, la Résistance et ses imperfections ».

La première partie du livre est consacrée aux voix de la France libre, particulièrement les émissions en français de la BBC, qui, modestes au départ, occupaient à la fin de l’Occupation plusieurs heures d’antenne. Les animateurs diffusaient tout d’abord, dans les premiers mois de l’Occupation, une propagande réactive à celle de Vichy, sans attaquer le maréchal Pétain.

S’il y eut quelques évocations de la question juive, du statut des Juifs d’octobre 1940 et des textes antisémites qui se multipliaient à l’automne de cette année-là, c’était de façon fugitive. La France libre s’appliquait surtout à convaincre qu’elle était portée par de vrais patriotes (toujours accusés par Vichy d’être des traîtres à la patrie pour avoir quitté le territoire français en une période difficile).

Il s’agissait aussi de montrer que la France libre n’était pas aux mains des Juifs, n’étaient pas manipulés par les Juifs (surtout par les Juifs américains). « En règle générale, lorsque des mesures hostiles – le plus souvent perpétrées par l’occupant, mais parfois par les hommes de Vichy – étaient évoquées à l’antenne, les Juifs étaient soit inclus dans une liste qui les englobait soit oubliés. Il y avait certes une raison stratégique à cette politique de propagande, qui poussa d’ailleurs de Gaulle à limiter ses contacts avec le Congrès juif mondial – alors même qu’il avait eu des rapports très précoces avec Albert Cohen  , son délégué pour l’Europe, et qu’il s’était montré très clairvoyant et très clair dès l’été 1940 quant au sort des Juifs de France et aussi sur ses projets futurs de réintégration des Juifs dans la légalité républicaine sitôt la France libre arrivée au pouvoir en France.

Mais l’antisémitisme de nombreux militants qui avaient rallié Londres très tôt, parfois dès juin 1940 peut avoir contribué à minorer les critiques sur la politique d’État contre les Juifs. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, lui-même ancien de la France libre dont il s’est fait l’historien, a confirmé cette hypothèse à Renée Poznanski. Parmi les militants qui avaient rejoint de Gaulle, nombreux étaient les anciens de l’Action française ou des Croix de feu. Certains firent preuve même d’un antisémitisme actif, comme Pierre Tissier, seul membre du Conseil d’État à avoir rejoint Londres, et qui publia en anglais en 1942, un livre qui fit scandale. En condamnant toutefois la politique anti-juive de Vichy, il écrivit des paragraphes tout imprégnés d’un fort antisémitisme.

Le livre se poursuit par l’étude de la presse résistante. Là encore, un silence presque total au départ a régné, pour des raisons similaires à l’attitude de Londres. Pour les mouvements naissants, qui se consacraient au départ presque uniquement à une activité de contre-propagande et de publication clandestine, l’essentiel était d’asseoir sa légitimité face à la politique de collaboration et, là aussi, le maréchal Pétain fut souvent épargné, pour de pas s’aliéner une opinion publique assommée par la Débâcle et loin d’être acquise.

Les feuilles clandestines étaient rédigées par des résistants de la première heure qui venaient d’horizons très différents, de la gauche communiste à l’extrême droite, et leur souci était de dénoncer et la collaboration et la barbarie nazie tout en évitant de porter le flanc aux accusations de division.

La pierre d’achoppement était bien sûr l’attitude face au général de Gaulle alors que les sujets purement sociaux étaient évités. L’heure n’était pas encore aux grands projets de rénovation nationale.

À de notables exceptions près, la presse clandestine se montrait, dans ce contexte, très discrète sur le sort des Juifs, alors que l’application du premier statut obligeait les administrations française à demander des déclaration d’aryanité à tous leurs fonctionnaires. La presse communiste certes englobait les Juifs dans les listes de victimes et bientôt de martyrs, la presse communiste juive fut certes précoce dans sa dénonciation des persécutions antisémites, tout en s’appuyant parfois sur une rhétorique anticapitalistes qui dénonçaient les banquiers juifs, mais les mesures antisémites de plus en plus radicales faisaient ailleurs l’objet d’un simple entrefilet. L’Université libre, revue clandestine fondée en novembre 1940 et qui s’adressait à un public d’intellectuels, dénonça clairement le statut des Juifs mais elle était rédigée par deux intellectuels juifs, Georges Politzer et Jacques Solomon.

Les ambiguïtés héritées des années 1930 apparaissaient cependant dans la dénonciation de la « finance, juive ou non » jusque dans des journaux comme Franc-Tireur et Libération. Les Cahiers du Témoignage Chrétien, publiés à partir de novembre 1941 étaient alors des exceptions particulièrement notables, qui prenaient des positions très claires de dénonciation de l’antisémitisme.

Le silence pesant commença à être brisé, certes timidement, au printemps 1942, avec les premières déportations. Les feuilles de la Résistance pourtant ne pouvaient pas être accusées de manquer d’informations sur le sort des Juifs, surtout des Juifs de France : les organisations juives s’activaient à rassembler des données, y compris sur l’opinion des Juifs face à l’étau législatif qui se resserrait rapidement sur eux. Une commission du Consistoire   avait cette fonction (qui était en contact particulièrement avec certains dirigeants catholiques).

Renée Poznanski scrute aussi les échanges entre les différents mouvements de Résistance quant au « problème juif », dont l’existence ne faisait pas de doute pour de nombreux mouvements, même s’ils refusaient en masse l’antisémitisme nazi et s’ils voyaient des « solutions » très différentes à celui-ci. Elle scrute aussi les réactions de l’opinion publique française – souvent à travers les journaux intimes de la période – à la fois à la propagande allemande et à celle de Vichy, et aux écrits de la Résistance. Cet échange complexe, ce champ de forces toujours mouvant, est en réalité au cœur de l’ouvrage.

L’accélération de la persécution, en juin et juillet 1942, provoqua un choc dans l’opinion : l’imposition du port de l’étoile en zone occupée, puis la rafle du Vel’ d’Hiv’, les rafles en province, la livraison aux Allemands des Juifs étrangers internés dans les camps français et les déportation de masse soulevèrent des protestations unanimes, aussi bien à la BBC que dans la presse clandestine.

Celle-ci rapporta largement le contenu des lettres pastorales de Mgr Suard et de Mgr Saliège. Les émissions en français de la BBC relayèrent aussi largement l’indignation face aux déportations de familles entières mais la confusion sémantique s’installa rapidement à nouveau : les Juifs étaient mentionnés fréquemment à l’antenne – peut-être aussi parce que les directives officielles britanniques le permettaient et même le demandaient – mais les Juifs de France étaient à nouveau intégrés dans une liste de victimes, dont les requis du STO, eux aussi « déportés en Allemagne ».

Par contre, les informations sur la Shoah à l’Est était bien plus claires : à partir de l’automne 1942, les journalistes ne faisaient plus mystère que la destination des déportés juifs était la mort et la réalité des massacres était énoncée presque au jour le jour, comme c’était le cas dans la presse anglo-saxonne, même si ces informations ne faisaient pas les gros titres [2].

La lecture de l’ouvrage demande par moment une certaine attention, tant les analyses de textes sont détaillées, parfois exhaustives, mais il serait dommage de s’arrêter avant la dernière page. En effet, la dernière partie est tout aussi novatrice, qui interroge les silences de la France résistante, celle qui est arrivée au pouvoir avec le général de Gaulle, à la période de la Libération.

Car, explique Renée Poznanski, le silence sur la persécution des Juifs et la Shoah se poursuivit. Elle décrit les freins mis à la réintégration des Juifs dans la nation, les différentes initiatives pour freiner ou limiter l’ampleur des restitutions, signes selon elles, de la mauvaise volonté de segments de la société française à « renationaliser » les Juifs.

Il y eut certes des manifestations antisémites après la libération, sous couvert de groupements de propriétaires de biens aryanisés ou de locataires installés dans des appartements dont les Juifs avaient été expulsés. Mais elles furent tout de même limitées et les pouvoirs publics luttèrent contre les associations de bénéficiaires de l’aryanisation. Somme toute, les restitutions ont pu avoir lieu en France, largement grâce à l’influence de quelques hommes, dont René Cassin. Les administrations françaises furent d’ailleurs tout aussi « légalistes » après la Libération qu’elles l’avaient été sous Vichy et appliquèrent les ordonnances de restitution, certes tardivement promulguées, avec autant de zèle qu’elles avaient appliqué celles privant les Juifs de leurs droits.

Mais ce silence sur la Shoah de la presse française, largement issue de la Résistance, on le sait – de centaines de feuilles locales qui avaient continué à paraître sous l’Occupation furent interdites et les journaux clandestins se transformèrent en publications légales – ce silence est une vraie question. Didier Epelbaum, dans un livre récent cité par Renée Poznanski [Epelbaum, Didier, Pas un mot, pas une ligne ? 1944-1994, des camps de la mort au génocide rwandais, Paris, Stock, 2005.], a passé en revue la presse française de la Libération, en marquant bien la césure d’avril-mai 1945, avec les révélations dues à l’ouverture des camps de concentration et aux premiers témoignages directs de survivants.

Poznanski confirme la thèse d’Epelbaum quant au silence sur la Shoah, alors que la déportation de la Résistance était mise au centre des représentations et que les camps de concentration rentraient brutalement dans la conscience occidentale.

Elle a de plus lu la presse juive et les archives du Conseil représentatif des institutions juives (CRIF), créé dans la clandestinité, ainsi que celles du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) qui commençait dès ce moment-là à rassembler les documents sur le génocide et à les étudier.

Les voix juives avaient conscience de la singularité de la déportation raciale, du nombre infime des survivants mais elles n’osèrent s’exprimer que dans les organes communautaires, communistes ou non.

Epelbaum avait montré que peu de voix non-juives avaient pu parler mais qu’il s’agissait de voix significatives, celles de Sartre, Camus et Mauriac, etc.

Renée Poznanski est encore plus radicale dans le récit de la libération, réfutant aussi l’idée que les Juifs eux-mêmes n’avaient pas voulu voir leur martyre exposé à l’opinion publique non-juive, trop occupés qu’ils auraient été à leur réintégration dans la Nation et à gommer toute trace de singularité. « Certes, l’antifascisme triomphant leur offrait une bannière politique à laquelle les Juifs, et notamment ceux qui s’identifiaient aux partis de gauche, pouvaient se rallier », écrit Renée Poznanski en conclusion de son livre ô combien stimulant.

Et elle continue : « Certes, enfin, dans les années de l’immédiat après-guerre, les organisations juives centrèrent leurs efforts sur la restauration de la communauté et ne bataillèrent pas pour imposer leur perception de l’extermination des Juifs de la société française. Doit-on en conclure qu’elles s’étaient portées volontaires pour contribuer à installer l’occultation ? Une mémoire juive de la guerre existait en France ; elle était simplement étouffée par une mémoire hégémonique qui la reléguait aux marges de la société et l’obligeait à se réfugier dans les seules instances communautaires, ou dans le secret des familles ».

par Jean-Marc Dreyfus [23-11-2009]

Cette analyse a été publiée dans http://www.laviedesidees.fr

Recensé : Renée Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944, Paris, Fayard, 2008, ISBN 978-2-213-63570-5. 785 p., 34 euros

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