L’apparition de divers courants
Dès -538, à la suite de l’édit de Cyrus, des Judéens ou Juifs, c’est-à-dire des originaires de la région des monts de Judée et de l’ancien royaume de Juda détruit en -586 par Nabuchodonosor, rentrent de Babylone à Jérusalem. Entre -520 et -515, ils bâtissent un nouveau Temple puis réorganisent la société et le culte sous la direction de chefs tels Esdras et Néhémie. Beaucoup des textes de ce qui constituera par la suite la Bible reçoivent alors leur forme définitive.
Le grand prêtre est le représentant des Juifs auprès du pouvoir perse, puis grec après les conquêtes d’Alexandre. C’est sous la domination des Lagides d’Egypte (321-200) que la Bible est pour la première fois traduite à Alexandrie (la traduction grecque est appelée septante par référence à ses 72 traducteurs). Sous la domination des Séleucides de Syrie, la politique du roi Antiochus iv entraîne la révolte des Maccabées.
Pendant cette période troublée, le sacerdoce suprême avait été ôté à la dynastie légitime. Juda dit « Maccabée » réussit à rétablir en -164 le culte du Temple interrompu trois ans puis, après sa mort, c’est son frère Jonathan qui prend la tête du peuple. Profitant des querelles de succession dans le camp séleucide, il agrandit son territoire et se voit offrir en -152 la grande prêtrise. Son frère Simon lui succède dans la double fonction politique et religieuse, puis le fils de ce dernier, Jean Hyrcan. Enfin, à partir de -104, Juda-Aristobule puis son frère Alexandre Jannée (103-76), cumulent officiellement la royauté et la prêtrise dans cette dynastie dite « hasmonéenne ».
C’est dans ce contexte du iie siècle avant J-C. qu’il faut replacer les divisions qui, pendant plus d’un siècle et demi encore, agitèrent le judaïsme judéen. Flavius Josèphe mentionne l’apparition de courants à partir de l’époque de Jonathan.
Les appellations des trois principaux courants cités par Josèphe (Sadducéens, Pharisiens et Esséniens) ne sont pas faciles à interpréter. D’après leur nom, les Sadducéens semblent se réclamer de Sadoq, le grand prêtre du temps de Salomon, fondateur de la dynastie sacerdotale considérée comme seule légitime jusqu’à la persécution d’Antiochus iv. Les Pharisiens sont littéralement les « séparés », les « dissidents », mais de qui ? Les Esséniens mènent une vie monacale en marge de la société. Si c’est bien une partie de leur littérature propre qui a été retrouvée à Qumrân parmi les manuscrits de la mer Morte, le fondateur de leur « secte », le « maître de justice » aurait été persécuté par un « prêtre impie » en qui beaucoup de savants veulent reconnaître Jonathan, usurpateur du pontificat.
Des oppositions politiques non moins que religieuses caractérisent ces trois courants à l’époque hasmonéenne. Les Sadducéens, d’abord opposés à la dynastie, ont fini par s’y rallier. Les Pharisiens, sans doute issus de ces hommes pieux (assidéens ou hassidim) qui s’étaient battus aux côtés de Juda Maccabée, marquent leur hostilité au cumul des fonctions sous Jean Hyrcan (AJ xii, 228 s.). Ils sont durement persécutés sous le règne de son fils et successeur Alexandre Jannée (ibid. 373 et 380). Cependant, celui-ci, conscient de l’influence grandissante qu’ils ont sur le peuple, lègue avant de mourir le trône à sa femme Salomé Alexandra (76-67) en lui conseillant de gouverner avec les Pharisiens.
Les tensions entre Pharisiens et Sadducéens jouent un grand rôle dans la querelle entre les deux frères, Hyrcan ii et Aristobule ii, dont le général victorieux, Pompée, profite en -63 pour installer un contrôle plus ou moins direct de Rome sur la Judée. Quand Hérode, fils du conseiller d’Hyrcan ii, Antipater, arrive sur le trône de Judée grâce à l’appui romain, les Pharisiens se retrouvent dans l’opposition au nouveau roi.
Au début du ier siècle apparaît un quatrième groupe qui se distingue par son nationalisme anti-romain au moment où Rome impose sa domination directe. Cette « quatrième philosophie », suivant la dénomination de Josèphe, inspire plus tard les Sicaires et les Zélotes qui lancent le signal de la révolte contre Rome (AJ xviii, 9), laquelle aboutit à la destruction du Temple en l’an 70.
Il y a dans le paysage judéen du ier siècle bien d’autres groupes encore qui font des apparitions fugitives dans l’œuvre de Josèphe : ceux qui suivent différents meneurs apparus après la mort d’Hérode, ceux qui accompagnent au désert des prédicateurs exaltés annonçant des miracles, ceux qui répondent à l’appel de Jean le Baptiste et se plongent dans le Jourdain pour se laver de leurs péchés (AJ xviii, 117). Josèphe mentionne aussi dans un célèbre passage connu sous le nom de testimonium Flavianum, un « homme sage », « faiseur de miracles », nommé Jésus, à l’origine d’un nouveau groupe, les « chrétiens » (ibid. 63-64) d’après le grec christos correspondant à l’hébreu mashiah « oint » d’où « messie ».
Croyances et pratiques
Si l’on veut essayer de reconstituer les croyances et pratiques qui distinguaient certains de ces groupes, notre source principale reste Flavius Josèphe. L’on peut aussi recueillir quelques renseignements dans le « Nouveau Testament » malgré la présentation polémique qui y est donnée des seuls Pharisiens et Sadducéens. Quant aux Esséniens, ils sont également connus par le philosophe juif Philon d’Alexandrie (20 av. J-C. ? -50 apr. J-C. ?) mais sont ignorés des Evangiles comme des sources rabbiniques. Ces dernières mentionnent parfois les Sadducéens - qui appartiennent alors au passé - mais n’utilisent jamais le terme correspondant à « Pharisiens » dans le sens où il apparaît aux époques antérieures. En outre, toute une littérature juive non canonique transmise le plus souvent par l’Eglise dans diverses traductions atteste de la force du courant apocalyptique dont plusieurs écrits sont représentés à Qumrân.
La principale discorde entre Sadducéens et Pharisiens tournait autour du statut de ce que l’on appelle « la loi orale » développée par ces derniers :
« Les Pharisiens avaient introduit dans le peuple beaucoup de coutumes qu’ils tenaient des anciens, mais qui n’étaient pas inscrites dans les lois de Moïse, et que, pour cette raison, la secte des Sadducéens rejetait, soutenant qu’on devait ne considérer comme lois que ce qui était écrit » (AJ xiii, 297).
La popularité des Pharisiens obligeait les Sadducéens à suivre leurs usages dans le Temple « parce qu’autrement le peuple ne les supporterait pas » (AJ xviii, 17). Ainsi pour les libations d’eau pendant la fête de Soukkot, célébrées dans la liesse bien qu’elles n’aient aucun fondement scripturaire.
Tous les courants juifs s’appuyaient sur les mêmes textes sacrés hébreux dont le corpus était déjà constitué. Les Pharisiens avaient la réputation d’être les meilleurs interprètes des textes et veillaient plus que les autres à instruire la jeunesse (AJ xvii, 149). Les plus savants d’entre eux recevaient le titre de « rabbi » (maître), appliqué aussi à Jésus dans les Evangiles. Alors que l’Evangile de Matthieu, écrit après 70, dans une atmosphère de polémique entre juifs et judéo-chrétiens, leur est particulièrement hostile, Josèphe, qui après avoir fait le tour des trois principaux courants a opté pour le pharisianisme, insiste sur leur morale élevée et leur grande affabilité (AJ xviii, 15).
Présentant les trois principaux courants du judaïsme d’avant 70 comme trois « philosophies », Josèphe revient à plusieurs reprises sur la question de la liberté humaine. Les Sadducéens l’affirment pleine et entière, les Esséniens soutiennent au contraire la prédestination et les Pharisiens concilient les deux doctrines. Chacun de ces groupes devait s’appuyer sur des arguments scripturaires qui sont aisés à trouver. Les Esséniens avaient la réputation de savoir prédire l’avenir, ce qui n’a rien d’étonnant si tout était écrit. Des commentaires des prophètes trouvés à Qumrân nous font découvrir une technique d’exégèse, le « pesher », qui voit dans le présent l’accomplissement des prophéties anciennes.
Le quatrième courant né en l’an 6, au moment du recensement imposé par les Romains dans les régions - Judée, Samarie, Idumée - qui venaient de perdre leur indépendance, suivait la doctrine pharisienne, mais proclamait « Pas d’autre maître que Dieu ». Il a fourni la résistance la plus acharnée au pouvoir romain, animé par la conviction de combattre pour l’avènement du royaume divin.
Les idées répandues par la littérature apocalyptique très abondante en ces temps-là ont pu influencer Sicaires et Zélotes. L’histoire était divisée en périodes successives et l’on arrivait maintenant à la fin des temps. De grands empires s’étaient succédé, mais désormais le règne de Dieu était proche. Le livre de Daniel, composé pendant la révolte des Maccabées, décrivait à côté de Dieu « un fils d’homme » représentant « le peuple des saints du Très Haut ». Le livre d’Hénoch en faisait ainsi une figure individuelle sotériologique. Après la déception causée par la dynastie hasmonéenne et le règne d’Hérode, on se prenait à rêver d’un véritable roi légitime, descendant d’un David idéalisé qui recevrait l’onction royale. L’attente d’un « oint » ou « messie » se superposait ainsi à celle du « fils d’homme ».
Cette atmosphère d’attente fiévreuse, renforcée par les malheurs du temps, peut expliquer l’active recherche de pureté que l’on retrouve sous des formes différentes chez les Pharisiens, observateurs de la Loi, chez Jean le Baptiste qui par l’immersion offre la purification physique et morale, et chez les Esséniens qui très majoritairement préfèrent le célibat et vivent en communauté sans préoccupations matérielles, dans une stricte ascèse. Tous ces groupes, à la différence des Sadducéens, partagent la croyance en la résurrection. Cette croyance, difficile à fonder scripturairement (d’où la dérision des Sadducéens exprimée dans les Evangiles synoptiques) n’est explicite que dans le livre de Daniel (XII, 2) et au livre II des Maccabées. Dans la doctrine pharisienne qui la propage, elle est essentielle pour assurer que si la justice divine n’a pu s’exercer dans ce monde-ci, elle se manifestera dans le « monde à venir » en liaison avec le Jugement dernier annoncé par les prophètes. Cet aspect consolateur explique en grande partie la popularité du pharisianisme. La croyance aux anges et aux démons s’était aussi beaucoup développée chez les Pharisiens et chez les Esséniens mais était rejetée par les Sadducéens (Actes xxxx).
L’enseignement de Jésus tel qu’il est décrit dans les Evangiles concorde sur plusieurs points avec la doctrine pharisienne et vise à la réformer sur d’autres. Depuis les découvertes de Qumrân, le « maître de justice » a parfois été vu comme une préfiguration de Jésus du moins fait-on souvent de Jean Baptiste un essénien. Or toutes les descriptions antiques de l’essénisme nous montrent un groupe vivant en vase clos, alors que Jean et Jésus prêchent devant des foules.
Entre ceux qui croyaient à la résurrection, aux anges et aux démons, et ceux qui n’y croyaient pas, ceux qui n’observaient que la Loi écrite et ceux qui lui ajoutaient la Loi orale, ceux qui vivaient autour du Temple et ceux qui, comme les Esséniens, vivaient loin du Temple, entre les Juifs de Judée et ceux de la très nombreuse diaspora, bien des schismes auraient pu se produire mais l’histoire ne leur en laissa pas le temps. La révolte des Juifs contre les Romains (66-73) qui entraîna la prise de Jérusalem et la destruction du Temple en 70 emporta avec elle Sadducéens, Sicaires, Zélotes, Esséniens. Elle laissa face à face les Juifs qui croyaient que le Messie était arrivé et ceux qui l’attendaient encore.
Mireille Hadas-Lebel