La destinée errante d’une adolescente juive abandonnée par sa famille pendant la seconde guerre mondiale. Tsili a douze ans quand la guerre éclate dans son village en 1942. Tsili a douze ans mais des parents qui la méprisent : trop bête, pas assez travailleuse... Alors, quand vient le moment d’abandonner la maison familiale, ils la laissent seule pour veiller sur le patrimoine.
Tsili, la petite juive qui n’intéresse personne, quitte la maison vide et parcourt la campagne en quête de quelques vivres. Elle comprend intuitivement qu’elle doit taire ses origines et se fait passer pour une fille de Maria, femme de peu de vertues. Accueillie par les paysannes de la région, elle est battue et maltraitée ; esclave des jalousies des femmes, elle effectue leur travail en échange d’un morceau de pain. Mais la situation devient rapidement insoutenable. Alors, une fois de plus, Tsili prend la route et se réfugie dans la montagne. Là-bas, elle rencontre Marek, échappé des camps, qui a laissé sa femme et ses enfants à la barbarie humaine.
La guerre et la Shoa sont au coeur de ce roman et pourtant ils semblent étrangement absents. Tsili ne subit pas directement la haine à l’égard des Juifs et les violences liées à la Shoa ; elle n’en subit que les conséquences : elle est abandonnée par sa famille, elle erre sur les routes, souffre des mauvais traitements des paysans qui la recueillent...
Les errances de Tsili vont durer trois ans. Trois ans de solitude, de silence et d’inconnues.
Dans la troisième partie du récit, Tsili croise le chemin des survivants des camps. Au milieu de ces corps perdus, le silence se fait encore plus présent. Que dire quand on a vécu l’horreur ? A quoi bon parler de l’innommable ? Comment se reconstruire ? Comment ne pas culpabiliser de vivre en pensant à tous ceux qui sont morts ? Et ce nouveau pays dont tout le monde parle, est-ce vraiment la solution ? Les échanges sont rares car souvent les regards suffisent. Mais ces regards sont plus bavards et insupportables qu’un simple discours.
L’auteur fait preuve d’une grande économie de moyens dans ce roman. La guerre est vue à travers les yeux d’une enfant abandonnée. Les mots sont simples, les phrases courtes et sans sophistication stylistique.
Ce roman est en partie autobiographique : Aharon Appelfeld a lui-même connu cette errance solitaire pendant la seconde guerre mondiale, lorsqu’il se cacha pendant trois ans dans les forêts ukrainiennes, afin d’échapper à la déportation.
L’auteur
Aharon Appelfeld, en hébreu אהרון אפלפלד, né le 16 février 1932 à Jagova, près de Czernowitz, Roumanie est un romancier et poète israélien.
Rescapé de la Shoah durant laquelle il perd ses deux parents (en fait il ne retrouvera son père que 20 ans plus tard), il émigre en Palestine en 1946, alors sous mandat britannique. Il est diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem et enseigne la littérature à l’Université Ben Gourion du Néguev.
Bien qu’ayant appris l’hébreu sur le tard, Appelfeld est un des auteurs les plus brillants en langue hébraïque (sa langue maternelle est l’allemand). La majorité de ses écrits concerne la vie de la population juive en Europe avant et durant la Seconde Guerre mondiale. En particulier, sa propre expérience de survie dans la forêt de Bukovine, alors âgé d’une dizaine d’années seulement, peut se retrouver dans certains de ses livres comme Tsili ou L’Amour, soudain. Il a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Médicis étranger en 2004, et le Prix Israël.
Appelfeld est également l’ami de l’écrivain américain Philip Roth, et apparaît dans un de ses romans (Opération Shylock). Pour Roth, ce qu’Appelfeld nous apprend de la nature humaine est à la hauteur littéraire de Franz Kafka et de Bruno Schulz.
Extraits
"Quand la haine se déchaîna, ils s’enfuirent tous en laissant la garde de la maison à Tsili. Ils se disaient qu’il n’arriverait aucun mal à une petite fille débile et qu’elle veillerait sur leurs biens jusqu’à ce que la colère fût passée. Tsili obéit sans implorer. L’affolement était considérable et on n’avait pas le temps de penser." (p.13)
"Il n’y aura rien à faire ; nous devrons descendre. La mort n’est pas aussi terrible qu’elle voudrait le paraître. L’homme, finalement, n’est pas un insecte. Il faut seulement surmonter la peur déshonorante." (p.85)
"Tu dois comprendre, disait-il d’une voix douce. Si l’on surmonte sa peur, tout devient différent. Je suis content d’avoir dominé la mienne. Elle m’a tout le temps torturé de façon abominable et très humiliante, vois-tu ? Maintenant je suis un homme libre." (p.87)
"Si je rencontre maman, que lui dirai-je ?" Elle ignorait ce que tout le monde savait déjà : sauf cette poignée de survivants, il n’y avait plus de Juifs." (p.110)
"La femme qui s’était mise en colère contre elle au sujet du lait était maintenant assise, enveloppée dans son manteau. Une certaine douceur émanait de ses yeux, comme si elle n’était pas une femme seule, mais une femme ayant des enfants qu’elle aimait au point d’en perdre la tête." (p.119)
"Moi, reprit la femme, j’ai perdu mes enfants. J’ai fait, il me semble, tout ce dont j’étais capable, mais je les ai perdus. L’aîné avait neuf ans et le petit sept. Tu vois, je vis et même je mange. Ils ne m’ont pas atteinte, apparemment je suis de fer." (p.131)
"L’être humain n’est pas un insecte. Les enfants, serrons-nous les coudes !" (p.139)
"Il ouvrait les yeux et dans la cornée de l’oeil gauche brillait, comme une tache jaune, son désespoir nu." (p.140)
Editions Seuil