Les membres de ma propre communauté me posent eux-mêmes parfois cette question, cherchant à délimiter cette frontière insaisissable qui les différencie des membres d’autres courants du judaïsme. Certains pourraient imaginer que depuis tout ce temps, j’aurais trouvé une réponse type mais en vérité, il n’est pas simple de donner une définition tranchée de ce qu’est le judaïsme « conservative ». Je suis continuellement contraint de remanier mes réponses. Mais je n’en suis nullement gêné, puisque les réponses stéréotypées représentent, selon moi, moins souvent un défi que celles qui sont davantage « corsées ».
Au début, j’ai pris l’habitude de donner la réponse facile qui consiste à dire que le judaïsme Massorti se situe quelque part entre le judaïsme orthodoxe et le judaïsme réformé, en n’étant pas aussi sévère que le premier et pas aussi indulgent que le second. Néanmoins, cette réponse toute simple pose problème. D’abord, elle nous définit par ce que nous ne sommes pas. Or, le judaïsme Massorti exprime avant tout ce que nous sommes, comment nous agissons et ce en quoi nous croyons, plutôt que ce que nous nions. Par ailleurs, cette définition limitée nous fait passer pour une solution de compromis, certains diraient, pour un « supermarché de valeurs », ce qui n’est absolument pas mon point de vue.
Il existe une autre réponse légèrement plus sophistiquée, selon laquelle nous adhérons à la tradition tout en acceptant la modernité. Bien que cela soit vrai, je ne pense pas que nous puissions l’utiliser pour définir notre singularité. Comme je l’ai mentionné, j’ai grandi dans un foyer orthodoxe , et mes parents se percevaient certainement comme des juifs à la fois traditionnels et modernes. Il existe aujourd’hui peu de courants du judaïsme qui rejettent intégralement la modernité, et je ne parle pas que de l’acceptation de la technologie moderne. Je pense également à l’intériorisation de valeurs humanistes modernes. J’ai récemment eu l’occasion de lire le livre de Simcha Cohen qui s’intitule « Le foyer juif ». Cet ouvrage admet qu’il « serait mensonger d’affirmer que nous n’avons absolument pas été influencés par la perception non-juive du travail, et notamment du travail hors de la maison pour les femmes, et il serait inexact de dire que les femmes Haredi vont travailler uniquement pour soutenir leur foyer. En d’autres termes, des ultra orthodoxes aux juifs laïques, nous sommes tous confrontés à cette même tension entre tradition et modernité, deux notions que nous ne pouvons, ni l’une ni l’autre, ignorer.
Puis j’en suis arrivé à la réponse suivante : le juif Massorti est quelqu’un qui est fidèle à la fois à la Halakha et au concept de pluralisme. Cette idée fait généralement froncer les sourcils de mes interlocuteurs. Comment ces deux concepts peuvent-ils se concilier ? Bien qu’il soit relativement facile de montrer en quoi le pluralisme fait partie intégrante du système halakhique (il suffit de penser à la maxime : “Elou V’Elou Divrei Elohim Haim” – Celles-ci comme celles-là (les différentes opinions exprimées en matière de Halakha ), “sont la voix d’un Dieu vivant), il est plus difficile de démontrer en quoi un Juif respectueux de la halakha peut adopter une attitude pluraliste à l’égard des juifs non-pratiquants, de personnes d’autres confessions ou de non-croyants. Je suis profondément convaincu que ceci n’est pas seulement possible mais impératif, et je vous encourage à ce titre à lire, “A heart with many rooms” par le rabbin néo orthodoxe David Hartmann, qui traite largement de cette question.
Quoi qu’il en soit, le problème que je rencontre avec cette nouvelle définition ne se pose pas par rapport à l’aspect pluraliste de l’équation mais plutôt concernant le côté halakhique. C’est un fait, regrettable sans doute, que de nombreux juifs Massorti ne se considèrent pas comme des observants de la Halakha . Pour être honnête, je ne suis pas sûr qu’ils aspirent tous à le devenir.
Récemment, pendant les vacances, alors que j’observais la foule très diverse des personnes qui étaient venues prier dans notre synagogue, une autre définition du judaïsme Massorti m’est venue à l’esprit et je souhaiterais la partager avec vous. Je pense que le judaïsme Massorti est un judaïsme pour tous et qu’il fait l’effort louable de chercher à être accessible à tous. Je vais tenter d’expliquer ce que cela signifie :
Les professeurs Jacob Katz et Moshe Samet définissent l’orthodoxie comme un phénomène de réaction. Leur thèse repose sur l’idée que l’orthodoxie ne constitue pas la continuation directe du judaïsme tel qu’il existait avant le siècle des Lumières. Une partie du caractère nouveau de l’orthodoxie repose sur sa lutte contre ceux qui ont choisi la modernité face à la tradition. Cette réaction mena les leaders du judaïsme orthodoxe à adopter des décrets tels que, la nécessité d’éviter de manger la cuisine d’un juif non observant, de ne pas le compter éventuellement dans le minyan (et encore moins d’y compter une femme), et d’interdire à un/une juif/ve non observant d’épouser un/une orthodoxe . Par conséquent, l’orthodoxie fit le choix des barrières, des contrôles et de la préservation d’un judaïsme « sûr », pour ceux qui s’y étaient engagés, en mettant l’accent sur sa structure hiérarchique. De nombreux sociologues diraient que l’instrument le plus efficace pour créer une communauté est de marquer d’une manière ou d’une autre ceux qui n’y appartiennent pas. Les leaders orthodoxes font clairement bon usage de cet outil.
Pour continuer dans cette ligne de pensée, je souhaiterais dire que la chose unique et stimulante à propos du judaïsme Massorti , est qu’il s’agit d’un judaïsme traditionnel avec des frontières ouvertes. Lorsque Solomon Schechter , l’un des fondateurs et des leaders du judaïsme Massorti aux Etats-Unis, cherchait à définir son rôle, il parlait d’un « judaïsme du peuple juif tout entier », restreignant donc le besoin d’un mouvement spécifique, puisqu’il s’adressait à tous.
Cette définition du judaïsme Massorti , pouvant être défini comme « tradition aux frontières ouvertes », me vint à l’esprit en voyant le mouvement Massorti en action en Israël. L’un des projets les plus émouvants lancé par le mouvement là-bas est celui de la Bar/Bat Mitzvah pour le Special Child Project (enfants handicapés). Lorsque Judith Edelman Green établit ce projet il y a dix ans sous la direction du mouvement Massorti , elle souhaitait montrer que le judaïsme devait être accessible (au sens littéral comme figuré), à tous, quels que soient les limites que certaines personnes pouvaient rencontrer… Depuis, ce programme a aidé des milliers d’enfants paralysés cérébraux, trisomiques, retardés mentaux, sourds, autistes et aveugles, à trouver des façons innovantes de faire leur propre montée à la Torah. Personne n’est écarté en raison de la sévérité de son handicap. Les personnes qui participent à ces cérémonies pour la première fois sont souvent émues aux larmes, face à la profonde émotion et à la joie qui se lisent sur les visages de ces enfants. Grâce à « l’ouverture des frontières », les enfants qui n’auraient pas eu la chance de pouvoir célébrer leur entrée dans l’âge adulte, dans un autre cadre juif, trouvèrent là une maison spirituelle. Ceci, est pour moi, l’essence même du judaïsme Massorti . La conviction que notre base commune à tous est la volonté de faire partie de la religion juive et le fait que nos cœurs sont tournés vers Dieu.
Ce concept signifie que nous ne devons pas repousser des gens de notre mouvement et de nos synagogues, tout comme il ne faut pas les discriminer, sur des critères de sexe, de préférence sexuelle, ou de degré d’observance religieuse. Je suis conscient que cette dernière phrase risque bien de rendre furieux certains lecteurs, parmi lesquels des juifs Massorti . « Comment tracer une limite ? » s’interrogeront certains, ce qui est certes, une question légitime. Je répondrais que cela dépend beaucoup de ce sur quoi nous choisissons de nous concentrer. Le judaïsme a la réputation d’être doué pour fixer des limites. Pourquoi ne nous concentrerions nous pas pour changer sur la souplesse de ces limites ? J’admets volontiers que ce principe nous confronte à des défis majeurs. D’entrée, cela ne nous permet pas de nous différencier d’autres juifs puisque nous souhaitons que n’importe quel juif puisse sentir qu’il partage quelque chose avec le judaïsme. Cela rend également impossible de récompenser les plus pratiquants d’entre nous, bien que nous percevions le respect de la halakha comme l’une des valeurs que nous chérissons le plus. En d’autres termes, nous ne pouvons pas utiliser les fidèles pour repousser les « pêcheurs ». Il est vrai, qu’il est tellement plus facile de ressentir que nous « appartenons » à quelque chose, uniquement parce que d’autres, eux n’y appartiennent pas. Mais le défit est précisément de réussir à former un groupe qui ne définisse pas en tant qu’ « autre », tout en préservant un sens de communauté et d’engagement, ce qui est tout sauf simple.
Néanmoins, ce sont des défis que je suis fier d’essayer de relever, puisqu’ils me permettent d’appliquer la notion de responsabilité mutuelle à l’égard de tous mes frères et puisque cela me permet d’enrichir mon judaïsme d’une énorme diversité de points de vue, qui le défient et l’aident continuellement à grandir et se développer.
Avi Deutsch est rabbin Massorti en Israël
Traduction Noemie Taylor
Messages
Bonsoir,
merci beaucoup pour cet article que j’aime beaucoup ; très bien écrit (et traduit) et intéressant.
Je côtoie depuis le début de l’année la communauté Adath Shalom et c’est cette ouverture qui me plaît, entre autres (en plus de l’accueil de la communauté mais c’est une autre histoire).
Le sidour que j’ai découvert en est un bel exemple.
Pour moi, le sidour Massorti est un des plus intelligents que j’ai eu l’occasion de lire.
Il y a la version en hébreu pour ceux qui savent lire, la version en français pour ceux qui ne le savent pas (et puis aussi pour ceux qui le savent car c’est toujours intéressant de comprendre ce qu’on dit), des indications si il faut se lever ou se rasseoir, quelle page lire (sauf dans quelques cas mais c’est de toutes façons dit par l’officiant) mais aussi la prononciation des chants les plus importants.
En effet, il ne doit rien avoir de plus frustrant que de ne pouvoir participer à Lekha dodi qui, selon moi, est la prière la plus sympa :-)
En gros, qu’on ait eu une éducation religieuse ou non, tout est fait pour qu’un maximum de personnes puisse participer à l’office.
Je suis également allé pour la première fois à l’office de shabbat matin (depuis ma bar mitsvah et ma période de colo, la première fois que j’assiste à cet office sans une raison telle qu’une bar mitswah ou un repas shabbatique).
QUand on monte à la Thora, un papier nous est remis avec les explications : là encore, implication d’un maximum de personnes dans cette mitswah.
(petite parenthèse : j’ai été impressionné par le nombre de personnes ayant lu dans la Thora : 7 personnes ont pu lire ; dans la plupart des syna où je suis allé, seule une personne le faisait. Là encore, implication supplémentaire)
David
un mouvement respectueux de la halakha , qui prie en hébreu (biblique) qui étudie le talmud (en araméen) qui lit les commentaires de Rachi (en écriture rachi ) peut-il vraiment accueillir TOUS les juifs, même ceux qui ne connaissent pas l’hébreu, même ceux qui sont agnostiques, même ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Israël mais qui, néanmoins, et j’en connais, se reconnaissent inconditionnellement comme juifs, qui se sentent viscéralement solidaires avec leur état de juif et qui pour rien au monde, même au péril de leur existence, n’accepterait de renier leur judaïcité ?
Réponse : oui par la pédagogie et l’effort de traduction, d’explication, de modernisation du discours ; enfin par le respect total de la liberté de conscience et de pratique, par l’ouverture à toutes les idées et le refus de toute censure ou langue de bois. Enfin par l’accueil sans jugement aucun de l’autre, quel qu’il soit.
Cordial Shalom
Rabbin Yeshaya Dalsace
C’est intéressant : est ce qu’une communauté se définit par ceux qui n’en font pas partie ou par ceux qui en font partie. Est ce que le contour du cercle définit le cercle, et dans quelle mesure l’espace du cercle (les points de la surface) peut il accepter sa définition par les points du périmètre, qui sont quand même moins nombreux...
Ca me fait penser à la réflexion d’Elias Canetti, dans "masse et puissance", qui définit une masse fermée comme ne cherchant pas à s’étendre (comme le judaïsme), mais posant au contraire des conditions d’admission, et une masse ouverte qui vit de chercher à faire des disciples (genre le christiannisme, ou pas mal d’idéologies politiques), qui ne demande pas aux adeptes de faire particulièrement un travail sur eux même, mais plus ou moins d’adhérer au mouvement d’expansion de la masse en cherchant eux même à faire d’autres disciples.
Les masses ouvertes ont souvent une expansion impressionnante, mais elles meurent aussi, faute de s’étendre. Les masses fermées perdurent, quoi qu’il arrive....
Bon ce n’est pas une apologie de la fermeture... juste un lien avec des lectures profanes.
Le sacré dans la Torha n’est-il pas le contour des lettres ?
Il apparaîtrait suivant nos maîtres que la blancheur du parchemin entre le texte revête le caractère suprême du sacré...
La lecture de ce dernier commentaire m’a fait immédiatement penser à cela .
Oui oui, il y a aussi une réflexion que j’ai lue sur le coeur de la Torah : numériquement, le nombre de mots de la Torah est pair, donc le coeur de la Torah est un espace entre deux mots. Et ces deux mots sont midrach et midroch, donc le coeur de la Torah a un rapport avec l’interprétation (celle du passé, celle du présent...). J’ai trouvé ça dans un livre de M. A. Ouaknin mais lui même l’a trouvé dans la tradition...
Saadia 16 05 2012
Je viens de lire l article sur le Mouvement Masorti.
Dans le mouvement Masorti que demande t’on a une personne voulant se convertir au judaisme au niveau Halahique ?
Est ce l’application des 613 Mitsvots ?
Lisez les articles sur la conversion au judaïsme http://www.massorti.com/-Se-convertir-au-Judaisme-. De toute façon les 613 mitsvot ne sont jamais pratiquées par un individu. Nous demandons un engagement dans la pratique des mitsvot et la reconnaissance de leur valeur et autorité.
Mais nous sommes plus conciliants que l’orthodoxie pour les candidats qui peinent à s’impliquer à fond, ce qui ne veut pas dire que ces candidats en sont exemptés.
Yeshaya Dalsace