Isaac Babel est né dans une famille juive aisée d’Odessa (la "capitale" de la culture juive à l’époque).
Enfant, il est témoin du grand pogrom de 1905. Il reçoit une double éducation russe et juive, ce qui implique une bonne connaissance des sources traditionnelles, de l’hébreu, du yiddish, du russe et du français... Flaubert et Maupassant sont les auteurs qui le marqueront le plus et ils auront une influence très forte sur son style littéraire.
Pendant la Première Guerre mondiale, il se rend à Petrograd. En 1916, il y est remarqué par Maxime Gorki qui lui conseille d’abandonner quelque temps la littérature et « de courir le monde » pour engranger des impressions de la vie.
Il soutient la Révolution russe puis s’engage dans l’Armée rouge en 1920. Jamais il ne critique ouvertement le régime soviétique, mais jamais il ne le cautionne.
Babel résume ainsi son activité pendant les premières années du régime soviétique : « Et, sept années durant, de 1917 à 1924, je suis entré dans le monde. Pendant ce temps, j’ai été soldat sur le front roumain, puis j’ai travaillé à la Tchéka, au Commissariat du peuple à l’éducation, j’ai pris part aux expéditions de réquisition de nourriture en 1918, aux combats de l’armée du Nord contre Youdénitch, à ceux de la Ière armée de cavalerie, j’ai participé au comité de province d’Odessa, j’ai été responsable de publication de la 7e typographie soviétique d’Odessa, j’ai travaillé comme reporter à Pétersbourg et à Tiflis, etc. Je n’ai appris qu’en 1923 à exprimer mes idées de façon claire et pas trop longue. C’est alors que je me suis remis à écrire ». (cité dans Chroniques de l’an 18, coll. Babel, Actes Sud, p. 11)
Babel prend ses distances avec le régime qu’il a servi un temps. Il fait preuve d’une courageuse ironie en diverses interventions. Il cesse sinon d’écrire du moins de publier.
Il est dénoncé en 1939 par Nikolaï Iejov, le chef du NKVD (dont la femme était l’ancienne maîtresse de Babel) pour avoir dénigré Staline en privé. Torturé lors des huit mois de sa détention, il avouera « les crimes » retenus contre lui : trotskisme, espionnage au profit de la France et de l’Autriche — on l’accusera d’avoir été l’informateur d’André Malraux sur l’aviation soviétique — et pour ses liens avec la femme de « l’ennemi du peuple » Iejov.
Lorsqu’il prend pour la dernière fois la parole après le jugement qui le condamne à mort, il y revient cependant pour tout nier, terminant ainsi : « Je ne demande qu’une chose : que l’on me donne la possibilité de terminer mon travail. »
Babel est secrètement fusillé le 27 janvier 1940. Ses cendres reposent au monastère Donskoï de Moscou, dans la même fosse commune que celles de son dénonciateur Iéjov, fusillé peu de temps après lui.
Une oeuvre majeure
Son œuvre est interdite jusqu’à la réhabilitation de l’écrivain en 1954, au moment de la déstalinisation. Les manuscrits saisis lors de son arrestation n’ont jamais été retrouvés. Mais il faut attendre un demi-siècle (2006) avant que ses oeuvres complètes soient publiées en Russie.
Babel fut aussi bien l’un des pionniers du journalisme littéraire qu’un observateur hors pair, à la Maupassant, de la réalité russe dans les années 1920.
Il disait : « Je suis intoxiqué par la Russie, je ne pense qu’à la Russie ».
« Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même, je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. »
Babel s’essaie à tous les genres : articles, théâtre, scénarios (pour Eisenstein), discours, portraits... Joueur patenté, amateur de mots tordus, de préfixes inventés, de tournures empruntées au yiddish, à l’ukrainien, au français - un calvaire doublé d’un plaisir pour les traducteurs ! - il se présente en "galérien enchaîné pour sa vie entière à une rame", polissant et élaguant ses textes jusqu’à l’épure.
La langue de Babel est si originale, à la fois inventive, saugrenue et incorrecte selon la traductrice, qu’il a longtemps été considéré intraduisible.
Isaac Babel est l’auteur d’une série de nouvelles regroupées dans Cavalerie Rouge (Konarmiya), publié en 1926, récit sur sa participation, comme correspondant de guerre (sous le nom romancé de Lyoutov), à la campagne de Pologne dans la Première Armée de cavalerie de Boudienny en 1920, en pleine guerre civile.
Il décrit des soldats courageux mais brutaux et incultes, dont le comportement rappelle celui des cosaques de l’ancien temps (ceux, par exemple, évoqués par Nicolas Gogol dans Tarass Boulba) et dont les convictions politiques sont assez floues. Les cavaliers de Babel sont capables de tuer pour la Révolution, mais ils n’ont que des notions assez vagues de ce que peut être le communisme.
Dès la parution de Cavalerie rouge, Boudionny, commandant de la première armée de cavalerie, ne cessa d’accuser Babel de salir ses hommes : « Le citoyen Babel était incapable de voir les bouleversements grandioses de la lutte des classes, cette lutte lui était étrangère, odieuse, mais en revanche, il voit avec une passion malsaine de sadique les seins tressautant d’une cosaque de son invention, ses cuisses nues, etc. Il voit le monde comme une prairie couverte de femmes nues, d’étalons et de juments… »
Dans « la Mort de Dolgouchov », le narrateur n’ose pas achever un blessé qui le lui réclame. C’est le chef qui s’en charge, furieux contre celui qui a failli. « "- Fiche le camp ! a-t-il dit en pâlissant. Ou je te tue ! Vous autres les binoclards, vous n’avez pas plus pitié de nous qu’un chat d’une souris…" / Il a armé son fusil. / Je suis parti au pas sans me retourner, je sentais de tout mon dos le froid et la mort. » « La Vie authentique de Pavlitchenko » s’achève ainsi : « Quand on tire sur quelqu’un - je dirais ça comme ça - on peut juste s’en débarrasser : lui tirer dessus, pour lui, c’est une grâce, et, pour soi, c’est répugnant de facilité, quand on tire, on n’arrive pas jusqu’à l’âme, là où elle est à l’intérieur de l’homme et de quoi elle a l’air. Mais moi, ça m’arrive de ne pas me ménager, ça m’arrive de tabasser un ennemi pendant une heure ou plus d’une heure, ce que je veux, c’est savoir ce que c’est, la vie, comment elle est vraiment… »
« Nous sommes à la lisière d’une forêt, les chevaux broutent, les héros du jour sont les aéroplanes, l’activité aérienne n’arrête pas de s’intensifier, attaque d’aéroplanes, il y en a toujours cinq ou six qui passent et repassent, bombes à cent pas, j’ai un hongre cendré, une monture épouvantable. »
Le narrateur, qui n’est pas sûr de son identité, rencontre, dans la nouvelle intitulée Ghedali le juif du shtetl éponyme qui lui propose de participer à une « Internationale des gens de cœur ». « La révolution, nous lui dirons oui, mais faut-il que nous disions non au shabbat ? » lui-demande-t-il.
Le Journal de 1920, paru après sa mort, montre Babel réservé à l’égard de la révolution. « C’est horrible, la façon dont nous apportons la liberté. » Et, ailleurs : « Pourquoi ce cafard qui ne passe pas ? Parce que je suis loin de chez moi, parce que nous détruisons, parce que nous avançons comme une tornade, comme de la lave, haïs par tout le monde, la vie vole en éclats, j’assiste à un immense office des morts qui n’en finit pas. »
Babel publie Récits d’Odessa en 1931, recueil de nouvelles décrivant avec ironie les petites gens, les bas-fonds et la pègre juive d’Odessa.
On trouve ses nouvelles en poche mais surtout ses Œuvres complètes (traduit du russe par Sophie Benech), chez Le Bruit du temps, publié en 2011, 1312 p. 39,00 € dans une nouvelle traduction de Sophie Benech qui, dans son avant-propos, cite Victor Chklovski disant de Babel que « son principal procédé est de parler avec la même voix des étoiles au-dessus de nous et de la chaude-pisse ». « Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit », a dit Babel lui-même.