Parmi les nombreux sujets abordés par notre parasha , qui est une sorte de traité de droit et d’éthique abordant nombre de questions liées au comportement de l’être humain, nous voudrions nous arrêter sur deux d’entre eux qui, à première vue, n’ont pas de liens thématiques, si ce n’est le fait d’être introduit par la même expression.
Au chapitre 24, verset 9, il est écrit : "Souviens-toi de ce que l’Eternel ton Dieu a fait à Myriam sur la route lors de votre sortie d’Egypte".
Au chapitre 25, verset 17, nous lisons : "Souviens-toi de ce que t’as fait Amalek, sur la route lors de votre sortie d’Egypte". Quel lien existe-t-il entre l’épisode où Myriam est punie par la lèpre de sa médisance à l’égard de Moïse (Nombres, chapitre 12) d’une part, et l’attaque traîtresse d’Amalek, devenu à travers les siècles le symbole de l’antisémite par excellence ainsi que celui que l’on doit poursuivre et détruire (Exode, chapitre 17, 8-16) ?
Le verbe "z’khor" (souviens-toi) est employé plus de 200 fois dans la Bible, mais, sous la forme de l’impératif absolu "zakhor" il ne se trouve que six fois, dont cinq dans la Torah et une sixième fois dans le premier chapitre de Josué. Il nous semble donc intéressant de ne pas s’en tenir seulement à nos deux citations de la parasha que nous avons rapporté ci-dessus, mais de passer sur toutes les citations qui utilisent cette expression liée au devoir impérieux de la mémoire.
La première apparition de "zakhor" se trouve dans Exode, 13, 3 : "Et Moïse dit au peuple : souviens-toi de ce jour là au cours duquel vous êtes sortis d’Egypte de la maison d’esclavage, car c’est d’une main forte que l’Eternel vous en a sorti, et tu ne mangeras pas de chametz (pain levé)". On le voit, la première catégorie du souvenir est liée à la célébration d’un événement historique fondateur. Selon ce passage, le devoir de mémoire est lié à un événement national, et il se doit d’être conservé à travers les générations à travers un cérémonial, en l’occurrence la fête de Pâques. D’une certaine manière, nous avons là l’équivalent de la décision de la 3ième république de célébrer le 14 juillet (anniversaire de la fête de la fédération de 1790 et non de la prise de la Bastille, comme tout le monde le croit), et pour symboliser l’unité nationale, on fera des bals et des défilés militaires ! Chaque peuple a besoin ainsi d’un temps du souvenir, au cours duquel il communie. Pour le peuple juif, il s’agit de la fête de Pâques célébrant la sortie d’Egypte.
Le deuxième passage est très connu, puisqu’il se trouve dans la première version des dix commandements (exode, 20, 8) : "Souviens-toi du jour du Shabbat pour le sanctifier". On se trouve ici dans une célébration du souvenir qui est radicalement différente : non pas un événement national particulier à un peuple, mais un événement universel, commun à l’ensemble de l’humanité, la création du monde. En quelque sorte, la Torah nous dit : attention, il n’est pas suffisant d’accomplir le devoir de mémoire vis-à-vis de son propre peuple, mais nous devons également célébrer notre appartenance au genre humain, et c’est cela que nous accomplissons chaque Shabbat.
Le troisième passage se trouve dans Deutéronome, 7, 18 : "Ne les crains pas, souviens-toi, oui souviens-toi de ce qu’a fait l’Eternel ton Dieu au Pharaon et à toute l’Egypte". Dans le verset précédent, on voit que les enfants d’Israël risquent d’hésiter au moment de la conquête du pays en trouvant les ennemis d’Israël trop puissants. On voit donc que le devoir de mémoire est ici intimement lié à la confiance en Dieu. Se souvenir des miracles accomplis par Lui dans le passé, ce n’est pas seulement organiser des festivités, mais en tirer des conséquences opératives : la conquête de la Terre d’Israël est possible, malgré toutes les difficultés.
Le passage sur Myriam, cité plus haut, aborde un autre type de mémoire : celle qui consiste à tirer des conséquences opératives des événements du passé au niveau personnel et pas seulement au niveau national collectif. Je ne peux pas me réfugier derrière la célébration de l’histoire juive et me comporter d’une manière immorale. De ce point de vue, la médisance est la faute qui est à la fois la plus répandue (il nous est difficile de ne pas parler des autres !) et en même temps la plus destructrice au niveau du tissu social ; une collectivité qui célèbre le devoir de mémoire mais laisse ses membres agir d’une manière corrompue n’a pas accompli en réalité ce devoir de mémoire.
Enfin, le dernier passage de la Torah, consacré à Amalek, est sans doute le plus problématique : le souvenir devrait-il engendrer la vengeance ? Oui, nous réponds la Torah, mais aussitôt la tradition juive vient resituer les choses : Amalek, en réalité n’existe plus. Mais c’est le symbole d’Amalek, la haine raciale, qui doit être poursuivie et extirpée. Mais ce cinquième passage résume sans doute, à lui seul, les quatre précédents.
Il faut se souvenir, certes, mais pas seulement de notre propre histoire, mais de celle de l’ensemble des nations. Et il faut certes organiser des commémorations, mais celles-ci doivent déboucher sur des actions réelles, tant au niveau collectif qu’au niveau individuel. C’est à ces conditions qu’un véritable devoir de mémoire sera réalisé.
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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