Alors que nous nous tenons devant Dieu, implorant la clémence divine à l’issue des dix jours de repentance, alors que nous achevons notre examen de conscience et dressons le bilan de notre vie, je me pose une simple question : qu’est-ce que Dieu attend encore ?
Quel est le commandement de la dernière chance, qui telle une dernière pièce à conviction, pourrait infléchir le jugement ? Dans cette tentative de cerner et d’isoler de manière ultime la quintessence de l’exigence divine – et donc à mon sens, ce qu’elle a d’irréductible pour être en droit d’invoquer le pardon – le traité Maccot arrive à la conclusion suivante :
בא עמוס והעמידן על אחת שנאמר : (עמוס ה’) כה אמר ה’ לבית ישראל דרשוני וחיו. מתקיף לה רב נחמן בר יצחק, אימא : דרשוני בכל התורה כולה ! אלא, בא חבקוק והעמידן על אחת, שנאמר : (חבקוק ב’) וצדיק באמונתו יחיה (בבלי מכות כג עמ ב).
Amos vint et réduisit [tous les commandements de la Tora] à un, comme il est dit : « Ainsi a dit l’Éternel à la Maison d’Israël : Recherchez-Moi et vous vivrez » (Am 5,4). Rav Nahman fils de Itshak fit l’objection suivante : On peut entendre : « Recherchez-moi » signifie à travers [l’observance de] [tous les commandements de] la Tora. C’est pourquoi il faut répondre avec un autre verset référent. Habacuc vint et réduisit [ces commandements] à un (seul), comme il est dit : « Le juste vivra par sa loyauté » (Hab 2,4) (Maccot 24a).
Rav Nahman ne retient pas le verset de Amos qui enjoint à rechercher Dieu car il n’a pas de contenu propre : c’est une injonction globale à observer tous les commandements de la Tora. C’est une définition « coextensive » non qualificative (compréhensive) de l’injonction. C’est pourquoi la discussion talmudique culmine plutôt sur l’injonction de Habacuc, celle de la « émouna ». Il ne s’agit pas de la « foi » en tant que croyance en un contenu dogmatique mais bien d’une attitude existentielle. Le terme de « confiance » ou « loyauté » rend mieux compte du sens biblique de ce terme. Que vaut cette « émouna » pour constituer l’ordonnance par excellence, pour constituer la vertu prérequise, en amont de toute autre, et donc à la racine de toute ordonnance de la Tora ? Pour y répondre, je passerai par un enseignement de la michna de Kippour :
האומר אחטא ואשוב אחטא ואשוב אין מספיקין בידו לעשות תשובה אחטא ויום הכפורים מכפר אין יום הכפורים מכפר עבירות שבין אדם למקום יום הכפורים מכפר עבירות שבין אדם לחבירו אין יום הכפורים מכפר עד שירצה חברו (משנה יומא ח ט).
Celui qui se dit : « Je fauterai et ensuite, je me repentirai ; je continuerai à fauter et ensuite, je me repentirai », il ne lui sera pas donné les moyens d’obtenir résipiscence. [Celui qui se dit :] « Je fauterai et le jour de Yom Kippour expiera ma faute », le jour de Kippour n’apportera pas son expiation. Pour les fautes envers Dieu, le jour de Kippour apporte le pardon. Pour les fautes de l’homme envers son prochain, le jour de Kippour n’apportera pas le pardon tant que la personne n’aura pas obtenu celui de son prochain (Michna , Yoma 8:9).
Que nous enseigne cette michna ? Qu’après l’heure de vérité, le temps de rendre des comptes de Roch hachana, vient le temps de miséricorde de Kippour. Et néanmoins qu’il ne sera pas en soi garant du secours.
[*Pas de duplicité, d’abus de confiance, de faux-semblants avec Dieu. Car Dieu n’est pas dupe. Kippour n’est pas un rite magique qui octroie rémission et pardon, automatiquement, à qui le demande, fusse à se prosterner à terre, du seul fait de le demander.*]
Maïmonide insiste tout au long de son Hilkhot Techouva sur le caractère indispensable du repentir sincère. Sans lui, point de pardon.
Mais peut-on tout réparer, peut-on s’amender pleinement ? Peut-on vraiment se métamorphoser, comme le suppose le « retournement » de la Techouva ? Sérieusement, à quoi joue-t-on ? Ne sais-je pas qu’au sortir de Kippour, je resterai encore un être vulnérable et fauteur, malgré toutes mes effusions en profonds remords et puissantes résolutions ?
Certes. Mais Dieu ne demande pas que nous soyons parfaits. Il sait que « la chair est faible » et « qu’il n’est pas d’homme juste sur la terre qui ferait le bien sans jamais faillir » (Ecclésiaste 7,20).
כִּי אָדָם אֵין צַדִּיק בָּאָרֶץ אֲשֶׁר יַעֲשֶׂה טּוֹב וְלֹא יֶחֱטָא (קהלת ז כ).
Mais que désire-t-Il alors ? Quelle est la règle du jeu, le « deal » ? Tout d’abord que nous décidions d’accomplir notre part dans la réparation des choses, ce que nous sommes capables de faire. Et c’est bien plus que ce que nous croyons généralement pouvoir faire. D’un autre côté, s’il demande que nous nous sublimions, c’est seulement autant que possible. [*Et ce possible, a minima, est la sincérité. À elle seule, déjà, elle sauve la mise. Dieu requiert les cœurs. Alors seulement Kippour fera son office et comblera le manque, dit la michna .*]
Comment fait-on la preuve de cette sincérité ? La fin de la michna précitée l’indique en précisant qu’il faut se réconcilier préalablement avec son prochain pour obtenir le pardon divin. La pièce à conviction de notre sincérité doit être la cohérence morale, l’équanimité au sens d’une attitude morale égale envers tous, à commencer par soi : ne pas exiger moins de nous-mêmes que ce que nous requérons auprès des autres.
Comment oser implorer le pardon de Dieu si nous ne le demandons pas à ceux que nous avons blessés ? Comment refuser d’accorder le pardon à ceux qui nous le demandent, ou qui cherchent simplement à se réconcilier, si nous ne sommes pas prêts à « passer l’éponge » ?
Mais au nom du même principe, celui qui a dit : « Je fauterai et Kippour effacera ma faute », et qui de ce fait s’est piégé lui-même, peut néanmoins s’en extirper s’il se réconcilie avec son prochain, car comment Dieu ne l’écouterait pas ? C’est ainsi et ainsi seulement qu’il reconquiert la confiance de Dieu.
Clairement, quelque chose qui s’est brisé doit être restauré dans notre rapport aux autres. Bien plus que tout résultat probant, qu’une brillante « prestation » (qui ne saurait trop impressionner Dieu) dans le parcours chaotique de notre vie, Dieu désire une disposition d’esprit authentique : nous parvenons à reconquérir Sa confiance dès lors que nous accordons à nouveau confiance les uns aux autres.
Et pour ne pas se jouer des autres, il faut commencer par ne plus se jouer de soi-même. Tel est, je crois, le sens premier de « Le juste vivra par sa confiance » (Hab 2,4). C’est vouloir être cohérent, fidèle à soi, c’est-à-dire sincère et loyal à ce que dans notre for intérieur nous savons ou reconnaissons comme juste, bon et vrai dans notre rapport à l’autre.
Et pour tenter de comprendre plus en profondeur de quoi il s’agit, c’est-à-dire en quoi la confiance est le moteur du renouement (un meilleur terme pour dire la Techouva), avec soi, avec Dieu, revenons sur les paroles si puissantes de Hanna Arendt :
Deux malheurs menacent l’action : l’irréversibilité du passé et l’imprévisibilité de l’avenir : et de même que la promesse lutte contre celle-ci, le pardon lutte contre celle-là (De la condition humaine, pp. 236-247).
[*La grande affaire de Kippour est de vaincre la terreur de l’irréversibilité et l’angoisse de l’imprévisibilité.*]
Revenons sur la force du pardon. Le passé est « révolu » bien sûr. Mais non le commentaire que nous lui apportons ! Nous pouvons jeter un nouvel éclairage sur ce qui s’est passé, sur ce que les autres « nous ont fait », interpréter autant que possible « le-kaf zekhout », c’est-à-dire sous un jour favorable.
Et tel est le sens de la prière quelque peu absconde : Zokhrénou le-haïm : « Souviens-Toi de nous pour la vie ! » Quoi ! Dieu aurait mauvaise mémoire ? Se souvenir « pour la vie », ce n’est pas se remémorer des faits. C’est les regarder sous l’angle de la lumière, et laisser dans l’ombre les tares obscures. C’est faire acte de générosité, c’est [*regarder avec le cœur. Nous le demandons à Dieu pour nous ? La loyauté exige que nous le demandions à nous-mêmes pour les autres.*]
C’est ce que dit avec force un merveilleux passage de notre liturgie de Kippour :
אַדְּרַבָּה, תֵּן בְּלִבִּי שֶׁאֶרְאֶה מַעֲלַת חֲבֵרִי וְלֹא חֶסְרוֹנוֹ.
Au contraire, donne à mon cœur de focaliser mon regard sur les vertus de mon prochain et non sur ses vices !
C’est en somme un pirouch hadach (nouveau commentaire), une relecture de la réalité.
Le pardon remodèle le livre ouvert de notre vie.
Quant à la promesse, de quoi se nourrit-elle ? De la confiance. Comme la rétrospective, la prospective (la projection dans l’avenir) dépend de l’évaluation rigoureuse de la réalité mais aussi de sa mise en perspective. Ce qui nous fait avancer, c’est la confiance dans l’avenir, l’avenir de nos relations. Car nous ne sommes jamais « sûrs » des autres.
Et pour sûr, il ne faut surtout pas se montrer trop naïf et candide. Mais rien de solide, de fraternel ne peut se construire si on ne parie pas sur les bonnes intentions de l’autre, si on ne se projette pas en avant dans le risque de la confiance. On parle volontiers de « capital de confiance ». La notion de capital laisse entendre qu’il s’agit du produit du passé. On est fondé à accorder confiance sur la base des résultats passés. Mais l’acte de confiance lui-même est toujours un saut dans l’inconnu, un risque, un crédit que l’on avance à l’autre. C’est un acte dans lequel on se rend vulnérable car l’autre peut en abuser. En l’absence de capital ou de perte, seule la sincérité peut refonder la confiance.
[*Et de même qu’il faut savoir demander pardon, il faut pouvoir accorder confiance, entendre et accueillir les promesses.*] Nous espérons en Dieu ? Donnons de vraies promesses. Et de même qu’il ne faut pas se montrer manipulateur dans le faux-semblant du pardon, il ne faut pas abuser de la confiance que les autres placent en nous, que Dieu place en nous. Comme le dit Rabbi Akiva :
הוא היה אומר הכל נתון בערבון ומצודה פרוסה על כל החיים החנות פתוחה והחנוני מקיף והפנקס פתוח והיד כותבת וכל הרוצה ללות יבא וילוה והגבאים מחזירים תדיר בכל יום ונפרעין מן האדם מדעתו ושלא מדעתו ויש להם על מה שיסמוכו והדין דין אמת והכל מתוקן לסעודה (משנה אבות ג כא).
Tout est donné sous gage et son recouvrement s’étend sur la vie entière. La boutique est ouverte et le marchand fait crédit. Un registre est ouvert et une main prend note. Quiconque veut obtenir un emprunt peut venir, on le lui avancera.
Dieu a créé le monde et l’a confié à l’homme en lui faisant crédit. La suite de la michna est plus redoutable, car elle avertit de ne pas en abuser. Car Dieu est aussi Celui qui est garant de la justice :
Mais des collecteurs font chaque jour leur tournée et au besoin se font rembourser de l’homme, bon gré mal gré. Ils ont sur quoi se fonder pour l’exiger, de sorte que le décret qu’ils exécutent est conforme au droit. Ainsi tout est fin prêt pour le festin (Avot 3:21).
La Bourse s’effondre. L’heure est grave, la crise est mondiale. Une récession sans précédent se profile. Personne ne peut mesurer encore les conséquences de l’onde de choc. Je ne vais pas jouer à l’économiste que je ne suis pas. [Juste jouer un peu au moraliste, car le jour et le métier l’exigent, même si c’est un jeu dangereux car on n’est jamais à la hauteur de ce qu’on dit. Ce qu’on prêche aux autres, on ne sait faire que parce qu’on a besoin de se le dire à soi.] Mais il me semble que la situation présente une formidable illustration de ce qui constitue le défi de ces « jours terribles », les Yamim ha-noraïm.
Au fond, que s’est-il passé ? La crise des subprimes s’est déclenchée au deuxième semestre 2007 avec le krach des prêts immobiliers (hypothécaires) à risque aux Etats-Unis. Les emprunteurs, souvent de conditions modestes, ont arrêté de les rembourser quand ils se sont retrouvés confrontés à une hausse de leurs mensualités (à cause de la forte hausse des taux d’intérêt « exceptionnellement » rabaissés pour relancer l’économie, après le 11 septembre 2001…) tandis que la valeur de leur bien diminuait. Les plus fragiles se sont trouvés incapables de faire face à leurs remboursements. On les a laissés couler sans vouloir se rendre compte que tout le système était pervers. Vous connaissez la suite. Les créanciers ne sont pas rentrés dans leurs frais. S’ensuit l’effondrement du système bancaire qui fonctionnait sur les crédits plus que sur les avoirs. La machine s’est emballée, le monde vivant à crédit, sans fondement réel. Tant que la machine tournait, personne d’entre les connaisseurs, les agents de notation notamment, ne sonnait l’alarme de ce système qui plus est, était masqué par des montages financiers. On a vécu dans une sorte d’amnésie entretenue, dans des « bulles » comme ont le dit maintenant savamment, maintenant qu’elles ont éclaté, Fièvre d’une illusion collective. Véritable addiction. « Vivez au présent ! », clamait-on de façon à peine subliminale. Comme celui qui dit : « Je consommerai et Kippour effacera ma dette » ! Le virtuel a été rattrapé par le réel. Comme dans la vision de Daniel, le colosse aux pieds d’argile a vacillé. Ou autre cauchemar du genre : c’est l’épouvante du mythe du Golem, la machine géniale devenue incontrôlable. Vision d’apocalypse ! Plus personne ne veut plus prêter à personne, une banque ne connaît plus une autre : plus de crédit, plus de confiance. Or sans crédit et sans confiance, on ne peut rien entreprendre. Pire, c’est sauve qui peut et chacun pour soi.
[*Sur un plan relationnel, dans le Talmud , cela porte un nom. Ce nom, c’est Sodome, la ville perverse. Même quand elle prend l’allure de la correction, comme l’enseigne les Maximes des Pères*] :
ארבע מדות באדם האומר שלי שלי ושלך שלך זו מדה בינונית ויש אומרים זו מדת סדום שלי שלך ושלך שלי עם הארץ שלי שלך ושלך שלך חסיד שלי שלי ושלך שלי רשע : משנה אבות ה.
Quatre lignes de conduite sont observables chez l’homme. (1) Celui qui dit : « ce qui est à moi est mien et ce qui est à toi est tien. » C’est l’attitude de l’homme commun. Certains disent : telle était l’attitude (des habitants) de Sodome ! (Avot 5:14).
Ne nous y trompons pas : nous n’avons pas fait cela seulement avec nos sous. Ainsi en va-t-il de la manière dont nous avons traité la terre : surconsommation des énergies fossiles, émissions de gaz à effet de serre, réchauffement climatique, disparition progressive des espèces (un mammifère sur quatre au moins est en danger d’extinction), dérèglements climatiques et cataclysmes naturels.
On s’en émeut mais personne n’est plus maître du jeu. On ne peut s’arrêter tant que les autres ne s’arrêtent pas. C’est la faute à personne puisque c’est la faute à tout le monde, celle du système lui-même. [*On a érigé le chaos en loi – le capitalisme absolu où concurrence et déréglementation étaient devenus les maîtres mots – et le tohu bohu rattrape l’homme. Voilà le nouveau maître, ce bon vieux maître ! :*]
(א) בְּרֵאשִׁית בָּרָא אֱלֹהִים אֵת הַשָּׁמַיִם וְאֵת הָאָרֶץ : (ב) וְהָאָרֶץ הָיְתָה תֹהוּ וָבֹהוּ...
« Au commencement de la création divine du ciel et de la terre, celle-ci n’était que confusion et désolation... » (Gn 1,1-2).
Selon le récit biblique, le projet créateur s’est traduit d’abord par le chaos : un magma indistinct mais qui incluait virtuellement la totalité. C’est graduellement seulement que le monde aura pris forme, tandis qu’il conservait toujours au fond de sa « mémoire » la trace fossile de l’informe.
Or il n’est jamais complètement résorbé : [*le chaos originel s’insinue dans la texture même du monde. Dans la nature de l’homme, c’est ce que les Sages appellent le yetser ha-râ, le « mauvais penchant », l’appétence qui ne connaît aucun maître tant qu’elle n’est pas apprivoisée et domptée, autant que faire se peut.*]
Entendez-moi bien : je ne suis pas un train de prôner un « retour » à une morale puritaine. Je ne dis surtout pas qu’il faut tout réguler, tout contrôler, comme l’ont fait les régimes communistes totalitaires ou comme peuvent le prescrire les intégrismes religieux.
Maïmonide parlait du chevil ha-zahav, de la « voie d’or », c’est-à-dire de la voie d’équilibre. L’équilibre est celui de la loyauté et de la liberté. Pour notre propos, il s’agit de ne pas tuer l’esprit d’entreprise, ne pas briser les élans et la confiance, sans lesquels point d’avenir et point d’humanité. Point d’amour et point de fraternité. Mais la confiance pour être fondée suppose que soient posées des limites, des balises et des bornes. Autrement dit, une éthique et un système crédible pour le faire respecter.
[*Et voici ma conclusion : on ne connaît ses vrais amis qu’au temps de l’épreuve. La menace est devant nous tel un ouragan qui s’approche. Céderons-nous au vent de panique, en refusant tout aide et tout don ? Saurons-nous nous montrer généreux malgré l’inquiétude qui monte et mine sournoisement nos cœurs ? Saurons-nous malgré tout être dignes de confiance et l’accorder aux autres ? Le pardon de Dieu en dépend. Que dis-je ? Il ne s’agit pas tant du pardon dont nous avons pourtant tant besoin. Il s’agit de notre raison d’être.*]
כִּי לֹא דָבָר רֵק הוּא מִכֶּם כִּי הוּא חַיֵּיכֶם... (דברים לב מז).
Car elle n’est pas chose vide pour vous, elle est votre vie (Deutéronome 32,47).
Rivon Krygier Kippour 5769 (2008)