Liberté et renouveau
Dans son premier commentaire de la Torah, Rashi se demande pourquoi la Torah ne commence-t-elle pas avec notre parasha Bo, et plus précisément avec le début du chapitre 12 : "Dieu parla à Moïse et à Aaron au pays d’Egypte en leur disant : ce mois-ci sera pour vous le début des mois, il est premier pour vous pour tous les mois de l’année" (exode, 12, 1 et 2).
Il s’agit là, en effet, du premier commandement de la Torah donné au peuple d’Israël, et si la Torah est d’abord est avant tout le livre de la Loi, elle mérite de commencer par ce passage. Nous voudrions pour notre part nous poser la question inverse. Pourquoi ce commandement est-il le premier commandement de la Torah ?
Mais tout d’abord, précisons la nature de ce commandement telle que la tradition le commente. Il s’agit de l’obligation pour Israël de compter les mois en fonction du renouvellement de la lune, en fixant que le premier mois de l’année est celui de Nissan , le mois de la sortie d’Egypte. Rappelons en effet que le calendrier hébraïque est double : lunaire et solaire. Sa particularité est donc de tenir compte de deux types de phénomènes célestes mis en place au moment de la création du monde.
En effet, d’une part la terre fait le tour du soleil en une année (environ 365 jours et ¼) et d’autre part la lune fait le tour de la terre en un mois (environ 29 jours et ½). Dans le calendrier occidental, qui est uniquement solaire, il n’y a pas de signification véritable pour la notion de mois, et les mois solaires sont une construction artificielle qui ne symbolise aucun phénomène cosmique. De même, dans le calendrier musulman, uniquement lunaire, le concept d’année est artificiel, et est vide de tout sens réel. Ce premier commandement vient donc exiger de nous la capacité d’appréhender le temps qui passe à travers les deux phénomènes célestes que nous pouvons observer.
Pourquoi, donc, commencer l’énumération des commandements par celui-ci ? L’une des réponses classiques, et qui ne manque pas de profondeur, consiste à relier la maîtrise du temps avec l’apprentissage de la liberté. En effet, la suite du chapitre 12 vient nous raconter la manière dont Dieu va réaliser, avec la coopération des Hébreux eux-mêmes, la sortie d’Egypte. Le passage de l’esclavage à la liberté demande en effet une capacité d’initiative de la part de ceux qui vont être affranchis. Dieu va certes intervenir, mais à la condition que les Hébreux aient d’abord mis en place tout un cérémonial compliqué lié au sacrifice de l’agneau pascal. C’est seulement à la condition d’avoir pris l’animal chez eux, puis de l’avoir sacrifié et d’avoir badigeonner les portes de leur demeure avec le sang du sacrifice, qu’ils peuvent mériter de recevoir la liberté. Il s’agit là d’un véritable défi aux maîtres égyptiens, pour qui le bélier était un animal sacré.
Mais pour pouvoir agir de cette manière, il faut que les esclaves aient acquis une première mesure d’autonomie. La maîtrise du temps constitue le premier degré de la liberté. Tel est le message que nous révèle ce commandement. Message ô combien actuel encore aujourd’hui. Dans notre société moderne où le temps paraît s’être affolé et où nous sommes sollicités en permanence par la tentation de "gagner du temps" (et donc de l’argent), l’appréhension du temps proposé par le Judaïsme, à travers le Shabath, le Rosh Hodesh et les différentes fêtes, est un appel à la rupture, à l’arrêt de cette course folle qui nous fait redevenir esclave tant du temps que de la matérialité.
A cette lecture indispensable de notre chapitre douze, nous voudrions en rajouter une autre qui nous semble la compléter. Nous savons que le texte original de la Torah ne comporte pas de voyelles, ce qui permet de lire certains passages d’une toute autre manière. C’est le cas du verset 2 que nous avons cité plus haut. Au lieu de le comprendre de la manière classique : " ce mois-ci sera pour vous le début des mois, il est premier pour vous pour tous les mois de l’année", on peut le lire "ce nouveau pour vous est le début de toutes les nouveautés, il est le premier pour vous de toutes les nouveautés de différence". L’un des problèmes qui peut se poser, lorsque l’on veut lutter contre la course du temps, c’est de vouloir le figer, d’arrêter le temps. Il n’y a plus de renouveau, tout est semblable, tout se répète, d’une certaine manière tout est mort. C’est contre ce deuxième danger que le texte de la Torah, par sa deuxième lecture, vient nous avertir. La liberté consiste à savoir maîtriser le temps, mais elle réclame également un respect de l’évolution du temps et des changements qu’elle entraîne. Car sans capacité de la renouveler, il n’y peut pas y avoir de véritable tradition juive : c’est cela aussi, être capable de sortir d’Egypte.
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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Les premières mitsvot de la Torah
Au cœur de la dixième plaie, entre l’annonce de la mort des premiers-nés et sa mise en œuvre, apparaissent les premières mitsvot de la Torah, les premières exigences divines à l’encontre d’Israël comme peuple (Exode 12,1-20). Elles précèdent donc de peu – ou accompagnent – la naissance d’Israël comme peuple, c’est-à-dire la sortie d’Egypte dont la dixième plaie constitue le point de départ. Comme si les mitsvot étaient le lieu même où le peuple d’Israël sort d’Egypte et parvient par là à se structurer comme peuple dans son indépendance.
Cela signifie d’abord que la sortie d’Egypte n’apparaît pas seulement dans la Torah comme un événement du passé qu’il conviendrait de pieusement commémorer : elle est constitutive du peuple et de son projet dans son actualité la plus urgente. Israël ne peut se constituer comme peuple qu’en s’efforçant sans arrêt de sortir de tout système politico-religieux qui conduit à l’aliénation de l’homme par l’homme, et en essayant de construire un autre modèle de société, où la libération et la justice qui la structure, deviennent le leitmotiv central de la vie en commun, le cœur vivant de la nation, l’élan qui porte son projet et son désir de vivre en tant que peuple.
Cela signifie ensuite que les mitsvot – les exigences de l’Infini face à l’homme - sont les moyens de ce projet et de cet élan. Ce sont elles qui cherchent à structurer ce désir de libération pour lui permettre de se développer et de s’épanouir dans l’histoire malgré les forces nombreuses qui lui sont contraires et qui tentent de l’étouffer dans l’œuf. Elles ne répondent donc pas seulement à un désir d’épanouissement personnel, mais au-delà et avec lui à un désir de restructuration du politique autour d’un projet éthique digne de ce nom.
C’est pourquoi la première mitsvah de toute la Torah a trait au temps et à son comput (« ce mois-ci sera pour vous en tête des mois, il sera pour vous le premier des mois de l’année » Exode 12,2) : il faut que le premier mois de l’année, celui avec lequel on commence à compter - parce qu’il compte vraiment - soit le mois de la sortie d’Egypte, le premier mois du printemps. La fête de Pessah reste ainsi perpétuellement pour nous la fête du printemps, de ce printemps hébreu qui contrairement à d’autres ne connaît pas d’automne ni d’hiver, parce qu’il nous met sans arrêt en position de départ, dans une vigilance face à l’humain et à sa fragilité qui ne nous laisse pas de répit. Cette vigilance nous fait vivre et nous porte sur les ailes de l’histoire à travers ses exigences infinies grâce auxquelles l’humain se découvre et se construit patiemment.
Yedidiah Robberechts