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Histoire des Juifs de France

Histoire des Juifs de France

L’histoire des Juifs de France s’inscrit à l’intersection de l’histoire du pays et de celle de la Diaspora juive. Bien avant que la nation française ne se cristallise en tant que telle, des communautés juives habitaient sur son sol et ont été mêlées à chaque étape de la construction de l’Etat.

Cependant, certaines franges de l’opinion publique perçoivent aujourd’hui les Juifs de France comme des étrangers et, paradoxalement, ceux-ci ont fort peu la conscience de leur ancrage ancien dans l’histoire et la géographie du pays. La grande majorité d’entre eux sont en effet issus d’une immigration de Méditerranée ou d’Europe centrale, et réagissent selon le syndrome de l’immigré : ils ont l’illusion d’être les premiers Juifs dans une contrée nouvelle. Seuls les Juifs d’origine alsacienne ou lorraine ont le sentiment d’une continuité de la présence juive, mais cette minorité dans la minorité ne suffit pas à combler les lacunes de la mémoire collective.

Les Juifs de France ont non seulement participé depuis toujours à l’histoire de la France, mais ils ont aussi joué un rôle éminent dans l’histoire juive mondiale, hors de proportion avec leur nombre toujours relativement modeste. L’écriture de l’histoire n’échappe pas à des considérations de conjoncture politique, de rapports de forces sociaux qui induisent un privilège donné au point de vue de certains acteurs des évènements. C’est pourquoi la sensibilité dominante dans l’historiographie juive d’aujourd’hui est celle des Juifs de l’Europe centrale, prolongée par celle des Juifs des Etats-Unis, issus d’une même matrice culturelle : elle prend mal en compte l’expérience judéo-française spécifique, sorte d’avatar d’une exception culturelle plus globale.

La première constatation qui s’impose à l’historien est donc la longue durée de la présence juive - 2000 ans - et sa dissémination sur tout le territoire. 2000 ans : c’est en effet au 1er siècle de l’ère chrétienne que Flavius Josephe mentionne la captivité en Gaule de princes de Judée ; puis, graduellement, les premiers immigrants venus de Mediterranée remontent de plus en plus vers le nord. Dissémination : la multiplicité des rues des Juifs, rues de la Juiverie, rues de la Synagogue... dans des lieux où il n’y a pas aujourd’hui de population juive atteste que jadis existait une communauté, toujours d’ailleurs située en vieille ville. Dans les années 1990, un maire du Languedoc a décidé de débaptiser la rue des Juifs de sa ville par égard pour ses administrés appartenant à la confession minoritaire ; il suscita la protestation de Gibert Dahan, grand spécialiste de l’histoire médiévale des Juifs de France, qui souligna à quel point de tels toponymes avaient valeur de patrimoine historique. L’historien Henri Gross a publié en 1897 un ouvrage majeur, Gallia Judaica, recensant toutes les localités françaises citées dans des écrits rabbiniques anciens : un résumé de toutes ces citations est doné par lui dans l’ordre alphabétique des noms de villes retranscrits dans l’alphabet hébraïque. De même, les éléments juifs du patrimoine matériel national sont de mieux en mieux pris en compte, comme le Monument juif mis à jour en 1976 sous le Palais de justice de Rouen ou les nombreuses synagogues d’Alsace et du Comtat venaissin devenues pôles de tourisme culturel.Les musées régionaux contiennent de nombreux objets et documents se rattachant au passé juif local, que le Musée parisien d’art et d’histoire du judaïsme, créé en 1998, a évité de centraliser dans la capitale pour ne pas effacer cette insertion opportune : ainsi, a été seulement prêté temporairement l’Arche sainte de la synagogue de Saint-Paul Trois Chateaux, de style français du XVème siècle, tandis qu’une pierre tombale avec inscription hébraïque provenant des monts d’Auvergne et de la même époque fait partie des collections.

Un premier "âge d’or" médiéval

Le judaïsme français médiéval participe d’une manière fascinante à l’émergence de ces deux grands modèles qui structurent le monde juif jusqu’à nos jours, les modèles ashkenaze et sépharade. La vallée du Rhin, sur sa rive alsacienne et lorraine comme en Rhénanie allemande, fut en effet le berceau de la langue judéo-allemande (le yiddish) qui n’a produit que postérieurement ses dialectes orientaux, dans les pays de langues slaves.Le rabbin   Guershom, né à Metz en 960, qui fut surnommé "la Lumière de la Diaspora", laissa une forte empreinte sur le droit rabbinique universel - par exemple en interdisant formellement la polygamie dans les communautés ashkenazes et en améliorant les droits des femmes en matière de divorce.

Parmi les élèves de ses élèves figure le plus illustre des rabbins   français, Rachi   de Troyes (vers 1040-1105).Salomon Ben Isaac est l’auteur d’un commentaire sur l’ensemble de la Bible et du Talmud   qui est reconnu comme fondamental par l’ensemble du monde juif.Rachi   explique par des mots français les mots difficiles du texte hébreu ; certains de ces mots, retranscrits dans l’alphabet hébraïque, intéressent le linguistes modernes parce qu’on ne les trouve pas dans les rares sources romanes d’époque (le latin seul étant langue d’écriture).Les commentaires de Rachi   ayant été écrits par ses élèves puis recopiés de génération en génération, les mots français sont devenus incompréhensibles aux générations qui ont suivi l’expulsion des Juifs de France et ont été déformés ; c’est pourquoi au XIXème siècle, le savant James Darmesteter en a recherché les versions les plus anciennes pour établir le texte de manière fiable.L’oeuvre de Rachi   semble, aux yeux des érudits, imprègnée d’un esprit de clarté typiquement français - apportant donc au savoir juif universel une contribution spécifique.Il semble aussi que le promoteur de l’hébreu moderne, Eliezer Ben Yehouda (1858-1922), se soit inspiré de ses gloses françaises pour fixer des termes nouveaux, par exemple le mot misrad pour dire bureau, à partir du mot srad, nom du tissu porté par le grand prêtre dans la Torah, qui signifie bure (mot français ayant lui-même donné le mot bureau) selon Rachi  ...On notera aussi les larges emprunts faits à Rachi   par le franciscain Nicolas de Lyre (1270-1349), dont l’oeuvre exerça une forte influence sur Luther.

Plusieurs générations après la mort de Rachi  , ses disciples, parmi lesquels ses gendres et ses petits-fils, ont composé des suppléments (Tossafot  ) à ses commentaires qui constituent un système complet de références faisant toujours autorité dans le monde de l’exégèse juive. Les noms de certaines localités modestes ou carrément oubliées, comme Coucy, Ramerupt ou Beaugency, sont restés familiers à ceux qui étudient le Talmud   partout dans le monde... Aux XIème et XIIème siècles, le judaïsme français se trouve ainsi au centre de tout le judaïsme mondial, à une époque où le centre babylonien (prolongé à Bagdad) est entré en déclin, et où le nouveau centre espagnol n’a pas encore atteint son apogée. Les rabbins   baptisèrent alors la France du Nord Tsarfat, du nom d’une cité phénicienne située entre Tyr et Sidon, mentionnée dans le Livre des Rois puis dans la prophétie d’Ovadia et dans l’Evangile de Luc ( sous le nom de Sarepta dans les traductions françaises) - terme toujours en usage en hébreu moderne. D’où le vocable Sarfati utilisé pour désigner les Juifs originaires de France réfugiés en Afrique du Nord ( patronyme répandu parmi les originaires d’Afrique du Nord installés en France dans la seconde moitié du XXème siécle, comme est répandu le nom Narboni, porté par des descendants d’expulsés du Languedoc).

Si les Juifs de la France du Nord ont été mêlés à la naissance et au développement du modèle ashkenaze, ceux de la France du Sud ont été partie prenante à l’épanouissement du modèle sépharade. Les médecins de Montpellier, les traducteurs de Lunel (notamment les Tibbonides père et fils ) ont contribué brillamment à la ciculation des idées entre le monde chrétien et le monde musulman (alors dépositaire de la sagesse grecque). Le philosophe provençal Gersonide (1288-1344), le mystique Moïse de Narbonne et les grammairiens Joseph et David Kimhi, de la même ville, sont quelques uns de ces savants juifs universellements reconnus qui oeuvrèrent dans le pays d’oc au même niveau que leurs collègues du pays d’oil à la même époque.

La situation des Juifs en France du Nord a connu une détérioration sensible à partir du XIIème siècle. L’accusation de crime rituel de Blois en 1171 est la première d’une longue série. Accusations de profanation d’osties puis de propagation de la peste ( comme à Strasbourg en 1349, où les Juifs sont brûlés vifs puis seront interdits de séjour jusqu’à la fin du XVIIIème siècle ), représentation de la Synagogue aux yeux bandés (d’abord par un voile, puis par un serpent) sur le fronton des cathédrales, mythe du Juif errant, tardivement apparu - tout concourt à rendre de plus en plus précaire une présence dans le royaume de France qui s’achève officiellement avec l’expulsion décrétée en 1394 par Charles VI le Fou. Entre temps, en 1240, le rabbin   Yehiel de Paris, dernier des Tossafistes (auteurs des Tossafot   ) avait défendu en vain le Talmud   contre le Juif converti Nicolas Donin, au cours de la Disputation de Paris, présidée par Blanche de Castille, qui aboutit en, 1242 au brûlement de 24 charretées de livres juifs en Place de grève.Ceux qui trouvèrent refuge dans le sud de la France furent à leur tour expulés lorsque le royaume agrandit son assise territoriale (expulsion de Provence de 1501). Le royaume de France avait donc procédé de la même manière que le royaume d’Angleterre un siècle plus tôt, celui d’Espagne en 1391 et 1492, et celui du Portugal en 1496, nouveaux Etats centralisés identifiés comme chrétiens.

Trois siècles "creux"

La coupure de 1394 et de 1501 n’en est toutefois pas tout à fait une, car les Etats du Pape, autour d’Avignon, n’expulsent pas leurs Juifs, même si, sur le modèle italien du ghetto, ils les enfèrment dans des rues nommées carrières, dans les quatre villes d’Avignon, Carpentras, Cavaillon et L’Isle-sur-Sorgue.Cette population, dont les patronymes attestent des origines familiales situées dans tout le Midi ( par exemple Milhaud, Lunel, Carcassonne...), n’a jamais dépassé un effectif de 3000 personnes, qui devaient subir patiemment le prosélytisme de l’Eglise comme contre-partie du droit de résidence.

Par ailleurs, l’Alsace et la Lorraine, incorporées au royaume entre le XVIème et le XVIIIème siècles, comportent d’importantes communautés juives. C’est d’abord Metz qui devint française en 1552 et où les Juifs se virent attribuer un rôle important dans la logistique de la garnison - en matière de chevaux et de fourrages essentiellement.Seule communauté urbaine importante dans la région (son effectif culmine à 2000 âmes au 18ème siècle), elle est aussi la seule à être le siège d’une yechiva (école talmudique supérieure), qui accueille plusieurs rabbins   prestigieux d’Europe centrale.Metz est ville d’imprimerie hébraïque, comme l’est Lunéville, capitale pour un temps du duché de Lorraine. Ce dernier est rattaché à la France en 1766 seulement, l’Alsace, elle, l’ayant été en 1648. Ce sont des dizaines de petites communautés rurales qui constituaient l’essentiel de la population juive de l’est du pays à la veille de la Révolution : 20000 âmes en Alsace d’après le Dénombrement de 1784, et environ 10000 en Lorraine à la même époque.

Le 16ème siècle fut aussi marqué par l’arrivée dans le Sud-Ouest du pays des Nouveaux Chrétiens d’origine portugaise, admis officiellement par Henri II en 1550, qui renouèrent ouvertement avec le judaïsme à la fin du XVIIème siècle après plus d’un siècle de fréquentation de paroisses catholiques où, il est vrai, la pratique du crypto-judaïsme était généralisée. Une première pierre tombale porte une inscription en hébreu en 1659 à Labastide-Clairence, un premier mariage selon le rite juif est célébré en 1673 à Saint-Esprit les Bayonne. En 1723, Louis XV confirme les Lettres patentes de 1550 et officialise ainsi un retour graduel au judaïsme opèré en quelques décennies.La Nation portugaise du Sud-Ouest a compté à son apogée une population de 5000 âmes, réparties à parts égales entre Bordeaux et Bayonne.

Les Juifs du Sud-Ouest sont ceux dont le niveau de prospérité matérielle fut le plus élevé : grand commerce transatlantique, surtout pour ceux de Bordeaux, reliés aux réseaux de marchands "portugais" installés à Amsterdam, Londres, Hambourg ainsi qu’aux Amériques, spécialisation chocolatière pour ceux de Bayonne. Le roi les n’hésite pas à entretenir des relations avec les familles les plus riches et les protège contre l’hostilité des puissants, dans l’intérêt bien compris de l’économie et des finances publiques. A l’inverse, la masse des Juifs de l’Est sont de très modestes colporteurs, ou des marchands de bestiaux, éventuellement petits prêteurs d’argent pour des paysans encore plus pauvres qu’eux - tandis que le rôle de banquiers étant joué par des protestants.Le commerce des grains était plutôt une spécialité des Comtadins, de niveau économique intermédiaire entre celui des Portugais et celui des "Allemands".

Un petit nombre de familles riches obtiennent l’autorisation de s’installer dans quelques grandes villes, dans les décennies qui précèdent la Révolution, comme celles de Cerf Berr à Strasbourg et de Berr Isaac Berr à Nancy. Dans le Comtat, la surpopulation des carrières incite les plus fortunés à payer le prix nécessaire pour s’installer, par dérogation, à Lyon, Montpellier, Marseille notamment. 500 Juifs habitent la capitale dans la même période, subdivisés en une série de micro-communauté ayant chacune un statut différent : Portugais, Comtadins, Messins, "Allemands" d’Alsace et du reste de la Lorraine.Les premiers à obtenir, en 1780, le droit d’enterrer leurs morts dans un cimetière parisien reconnnu sont les Portugais conduits par Jacob Pereire, philanthrope connu pour sa méthode d’enseignement aux sourds-muets, le cimetière ashkenaze de Montrouge étant ouvert à partir de 1785.

La visite de Louis XIV en 1657 à la synagogue de Metz symbolisait une forme de connivence nouvelle entre les rois de France et leurs sujets juifs, vérifiée encore lorsque l’accusation de crime rituel portée en 1669 contre Raphael Levy, habitant de Boulay en Lorraine mort sur le bûcher en 1670, fut par la suite démentie par un arrêt de la justice royale, qu’avait facilité l’intervention du savant oratorien Richard Simon.On ne s’étonne pas de voir Louis XVI, dans le même temps où il rétablit la tolérance en faveur des protestants, envisager un changement du statut des Juifs et créer pour cela la commission Malesherbes en 1787.En 1785, l’Académie royale de Metz mettait en concours la question suivante, en consonance avec l’esprit des Lumières : "Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France ? ". En 1788, soit un an après la date prévue, les trois lauréats furent désignés : l’avocat Thiery, le Juif polonais Zalkind-Hourwitz, et surtout l’abbé Grégoire, curé non-conformiste d’Emberménil fortement influencé par le jansénisme ; son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs décrivait les Juifs en termes d’autant plus négatifs qu’il rendait la société chrétienne responsable de leurs défauts, et faisait confiance à la liberté religieuse pour permettre une insertion harmonieuse des minoritaires et, in fine, la reconnaissance de la vérité de sa propre religion. Les idées du philosophe Moses Mendelssohn   sur l’émancipation nécessaires des Juifs dans une société éclairés commençaient à être connues en France à travers la traduction française du commentaire de C.G.Dohm ( Sur la réforme politique des Juifs, 1782 ) et surtout un opuscule de Mirabeau ( Sur Moses Mendelssohn  , 1787 ).

L’Emancipation - en principes et en faits

Les Juifs de Bordeaux ont participé aux élections des Etats-Généraux et l’un des leurs, David Gradis, a manqué de peu y être élu député ; par contraste, les Juifs de l’Est ne furent pas électeurs et durent rédiger des Cahiers de doléance distincts de ceux de leurs provinces. Après les plaidoiries éloquentes de l’abbé Grégoire et du comte de Clermont-Tonnerre ( qui distinguait soigneusement les droits des individus juifs du statut de leurs communautés traitées comme des corporations périmées ), il fallut attendre le 28 janvier 1790 pour que l’Assemblée nationale confirme les droits déjà acquis par les Juifs du Sud-Ouest ( ycompris les quelques Comtadins installés parmi eux ) et seulement le 27 septembre 1791 pour que l’ensemble des Juifs du pays se voient reconnaître l’égalité civique. Entre ces décisions de principe audacieuses et la levée complète des obstacles juridiques à une pleine citoyenneté, à peine plus d’un demi-siècle s’écoula, délai remarquablement court à l’échelle de l’Histoire.

Contrairement à l’optimisme libéral qui avait inspiré les décrets d’émancipation ( pourquoi l’Etat devrait-il s’inquiéter si certains citoyens suivent un régime alimentaire spécial ou font des choix matrimoniaux particuliers, demandait plaisamment Clermont-Tonnerre ), Napoloéon Ier fut sensible aux plaintes des paysans alsaciens débiteurs des Juifs et posa douze questions assez peu bienveillantes aux notables juifs de tout l’Empire réunis en Assemblée le 26 juillet 1806 à Paris : en matière de mariage et de divorce, de patriotisme, d’autorité reconnue aux rabbins  , de préférence pour les métiers d’argent ou pour ceux du travail, étaient-ils plus proches de leurs concitoyens non-juifs ou de leurs coreligionnaires non-français ? L’Assemblée, transformée en Sanhédrin le 7 février 1807 par l’adjonction d’un fort contingent de rabbins  , formula des réponses denses qui exprimaient clairement son allégeance à l’Empereur et à la patrie, mais s’efforçaient de préserver la possibilité d’un culte juif libre. Napoléon ne fut pas convaincu, puisque parmi ses décrets de 1808 figuraient, outre celui qui créa les Consistoires israélites chargés d’encadrer le culte, et celui qui demandait aux Juifs de fixer leurs patronymes à l’état civil, le décret dit "infâme" qui permettait l’annulation des créances dues aux Juifs de l’Est, restreignait pour ceux-ci la liberté d’installation et supprimait la possibilité, alors reconnue, de se faire remplacer au service militaire. Prises pour une durée de dix ans, ces mesures ne furent pas reconduites par la monarchie restaurée.

La marche en avant de l’Emancipation reprit alors et s’accéléra, comme le symbolisent fortement deux décisions prises sous la Monarchie de Juillet. En 1831, le culte israélite se vit attribuer pour la première fois un budget sur fonds publics, d’égal à égal avec les cultes catholique et protestant. En 1846, la Cour de Cassation abrogea l’humiliant serment more judaico que les Juifs devaient prêter avant de comparaître devant un tribunal français : jusque là, ils devaient se rendre spécialement dans une synagogue, prendre dans les bras les Rouleaux de la Torah, et appeler longuement sur eux-mêmes le chatiment divin pour le cas où ils ne répondraient pas loyalement aux questions du tribunal... L’avocat Adolphe Crémieux, qui gagna cette longue bataille de procédure, était le plus représentatif des nouveaux dirigeants israélites appartenant à la première génération émancipée et autorisée à fréquenter les universités : il est en 1842 un des trois premiers députés juifs élus à la Chambre , puis en 1848 un des deux premiers à sièger au gouvernement ( charge qu’il retrouva en 1870 ), en assumant parallèlement de hautes responsabilités dans sa communauté ( présidence du Consistoire   central, puis de l’Alliance israélite universelle ).
La France fut au XIXème siècle le pays occidental qui ouvrit le premier et le plus largement aux Juifs toutes les portes des carrières publiques et privées. Dans l’Etat, ils purent très tôt être préfets, généraux, magistrats, professeurs d’université jusqu’au niveau du Collège de France. Jamais la conversion à une autre religion ne leur fut imposée comme une condition, comme ce fut le cas, de facto, dans les pays anglo-saxons. Dans le modèle méritocratique, c’est l’excellence scolaire seule qui devait être la clé de l’accès aux élites. La contribution des savants et des artistes juifs fut particulièrement brillante à l’époque même où le rayonnement français était à son apogée : dans une sorte d’équilibre harmonieux, ils ont donné beaucoup à une société qui avait été particulièrement généreuse à leur égard.Certes, un pamphlétaire comme Alphonse Toussenel pouvait déboncer, en 1845, Les Juifs rois de l’époque. Mais ses avis n’étaient pas suivis et la jeune Elisa Felix pouvait triompher, à la Comédie française, sous le nom de Mademoiselle Rachel. Les israélites français étaient intensément patriotes, mais la francophilie était généralisée parmi les Juifs du monde entier, et une immigration régulière coommença à concrétiser ces sentiments dès le milieu du XIXème siècle : d’abord, à une petite échelle, celle de Juifs allemands conscients des différences de situations des deux côtés du Rhin ; puis des Russes fuyant les pogromes et les discriminations à partir de 1881, travailleurs modestes mais aussi étudiants ou peintres souvent talentueux, ainsi que des Sépharades des Balkans scolarisés en français dans les écoles de l’Alliance israélite universelle. Flus migratoire qui compensa la coupure de 1870 entre le judaïsme français et celui d’Alsace et de Moselle - dont une partie, toutefois, choisit de migrer vers la France de l’intérieur.

De l’Affaire Dreyfus à Vichy

Vichy fait aujourd’hui écran dans la mémoire collective des Juifs de France comme dans celle de la France et empêche de percevoir le degré d’osmose auquel la France et le monde juif sont parvenus pendant un sicle entier - de 1840 à 1940, si l’on choisit justement comme première borne la date de la campagne menée par Adolphe Crémieux et son collègue britannique Moses Montefiore pour défandre leurs coreligionnaires de Damas injustement mis en cause. Les générations d’après Vichy ignorent généralement ce passé ; et ceux qui en ont connaissance invoquent généralement l’Affaire Dreyfus pour dire à quel point le tropisme français serait anti et non philosémite. Or l’Affaire Dreyfus devrait confirmer plutôt qu’infirmer l’évaluation faite de la société française : certes, les antisémites français ont lancé une violente offensive visant à remettre en cause les acquis de l’émancipation, mais leur offensive s’est soldée par une défaite au terme d’une longue bataille menée victorieusement par les dreyfusards.Après une alerte certes angoissante, les Juifs de France ont retrouvé après l’Affaire le même niveau d’excellente intégration qu’ils avaient avant elle. La meilleure preuve en est qu’en 1936, un Juif est pour la première fois à la tête du gouvernement du pays - ce qui, à ce jour, ne s’est jamais produit ni aux Etats-Unis, ni au Royaume-Uni ( rappelons que Disraeli était un protestant d’origine juive ).Là aussi, les antisémites français déclenchent contre Léon Blum des attaques d’une extrême violence. Mais le leader socialiste n’en continue pas moins à gouverner. A la veille de la deuxième guerre mondiale, le premier président Dreyfus est le plus haut magistrat de France, et la loi Marchandeau vient d’être votée pour réprimer l’incitation à la haine raciale.Si l’immigration juive d’Europe centrale et des Balkans s’est accélérée entre les deux guerres au point que les étrangers et les naturalisés dépassèrent en nombre la communauté autochtone, si la France a été proportionnellement le pays le plus accueillant aux réfugiés après 1933, on comprend que l’engagement volontaire des Juifs étrangers dans l’armée française ait été aussi massif en septembre 1939 qu’il l’avait été en août 1914.

Le patriotisme des israélites français et de leurs coreligionnaires étrangers s’adressait à un pays dont le rayonnement culturel et politique était mondial. La rupture unilatérale de ce lien affectif et intellectuel par le fait du régime du Maréchal Pétain a fait que rien ne sera plus comme avant : en métropole d’abord, puis plus tard en Afrique du Nord avec la décolonisation, les Juifs ont été les témoins du rétrécissement de l’horizon national. Mais cette France qui a trahi leur confiance est une France qui n’était plus elle-même, une France défaite comme jamais dans son Histoire. Pour apprécier la défaillance des élites officielles entre 1940 et 1944 - alors que l’honneur fut sauvé par un grand nombre de citoyens sans autorité - il faut mettre en perspective 1940 dans un temps long qui incluerait la première guerre mondiale, avec sa victoire si coûteuse en vie humaines et en destructions, et la dépression pacifiste qu’elle a induit, mais aussi le ralentissement démographique et la déchristianisation commencés dès le XVIIIème siècle, et au XIXème siècle l’évitement de la révolution industrielle, masqué dans ses effets par la rente prélevée sur l’empire colonial. La méditation sur les causes de la défaite de 1940 devrait être aujourd’hui au coeur de l’esprit civique. Elle permettrait de mieux comprendre à leurs sources les malaises d’un temps présent où l’antisémitisme fait parfois symptome.

Philippe Boukara

Orientation bibliographique

La revue semestrielle Archives juives est spécialisée dans l’histoire des Juifs de France et est publiée sous les auspices de la Commission française des archives juives. La Revue des études juives, elle aussi semestrielle, parait depuis 1880 sous les auspices de la Société des études juives ; elle est généraliste mais consacre une large place à l’histoire des Juifs de France dans sa prestigieuse collection des éditions Peeters. Les éditions Privat ont publié une série d’ouvrages de référence dans leur collection Franco Judaica jadis dirigée par Bernard Blumenkrantz. Facilement accessible est la collection de poche Présences du judaïsme des éditions Albin Michel, dans laquelle on trouvera, par exemple, Rashi   de Troyes de Simon Schwartzfuchs et La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen-Age par Gilbert Dahan.Les travaux de Gérard Nahon font autorité sur les communautés de Bordeaux et Bayonne, et ceux de Dominique Jarrassé sur l’histoire des synagogues françaises modernes.

On renverra finalement à la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle (45 rue La Bruyère 75009 Paris) et pour ce qui concerne l’immigration d’Europe centrale, à la bibliotèque Medem - Maison de la culture yiddish (18 passage Saint-Pierre Amelot 75011 Paris), qui appartiennent toutes deux au réseau Rachel des bibliothèques juives de recherche dont le catalogue est accessible en ligne.

Note

"Les deux textes sur l’histoire des Diasporas juives et sur l’histoire des Juifs de France sont issus de stages de formation sur Le fait juif organisés conjointement par le ministère de l’éducation nationale et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont les interventions doivent être publiées prochainement. Ils ne sont ni des textes d’érudition ni des travaux de recherche, mais se proposent seulement de faciliter l’approche didactique par les enseignants du secteur public de sujets qu’ils maîtrisent mal".

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