Le troisième a le sentiment de la continuité, d’assumer un héritage que l’on doit poursuivre, renforcer et diversifier. Mais le deuxième se trouve placé juste au point d’hésitation. Le début du projet s’est effectué sans lui, et en même temps il n’est pas assuré de sa réussite. La force d’âme qu’il faut pour réussir à accomplir ce que l’on doit faire est, dans ce cas, particulièrement exigeante.
Dans l’histoire des Patriarches, Itshak (Isaac) représente ce maillon particulier, celui par lequel tout peut encore réussir … ou échouer.
Responsabilité pesante qu’il porte sur ses épaules, renforcée par le fait qu’il sait toute l’attente qu’il représente. Il est l’enfant du miracle, celui que ses parents ont espéré tant d’années afin de concrétiser la promesse que Dieu avait faite à Abraham. Ce rôle si particulier explique pourquoi, dans la tradition, Itshak est symbolisé par "midat hadin", la mesure de rigueur. Paradoxe pour celui dont le nom signifie "Il rira" ! Mais est-ce vraiment seulement cette rigueur, cette soif de justice absolue, qui a permis à Itshak de réussir le passage : être celui qui assume l’héritage (comme on le voit lorsqu’il rouvre les puits creusés par son père) et être celui qui prépare l’avenir (à travers sa prière pour obtenir que son épouse soit enceinte) ?
Une particularité du texte nous donne, peut-être, un éclairage différent. Dans le récit de l’histoire d’Itshak et de son épouse Rivka (Rébecca), nous voyons apparaître pour la première fois la notion d’amour. Certes la racine "ehov", sur laquelle est forgée le mot aimer, est apparu déjà une première fois auparavant : lorsque Dieu demande à Abraham de prendre Itshak pour le sacrifier sur le mont Moria, il emploi entre autre l’expression : "celui que tu as aimé" (Genèse 22, 2). Mais il s’agit là d’amour parental, de celui que nous trouvons aussi au début de notre parasha lorsque l’on nous dit qu’Itshak aimait Esau et Rivka aimait Jacob. Mais la première "histoire d’amour" véritable est celle qui apparaît à la fin du chapitre 24, dans la parasha de la semaine dernière : "… (Itshak) prit Rivka et elle fut sa femme et il l’aima …".
Il ne s’agit pas ici d’amour physique, que nous avons rencontré dès le premier couple de l’histoire, lorsqu’on nous dit qu’"Adam connu sa femme Eve". Il s’agit là d’une autre dimension, de quelque chose qui transforme la relation de deux êtres et donne à leur lien une valeur unique. Cette capacité d’amour pour l’autre est d’abord et avant tout la caractéristique de ce couple, Itshak et Rivka. C’est cet amour qui leur permet finalement de surmonter les épreuves. On le voit très directement dans l’épisode d’Abimelech. Réfugiés chez ce roi, ils ont, comme avant eux Abraham et Sara, fait croire qu’ils sont frère et sœur. Abimelech s’aperçoit de la supercherie lorsqu’il voit à travers la fenêtre "Itshak métsahek et Rivka ishto". La traduction rabbinique rend ce passage par "Il vit Isaac caresser sa femme Rébecca". Mais la transformation en français ne peut rendre la profondeur de l’hébreu, car une autre façon de lire serait : "Isaac s’accomplit pleinement comme Isaac avec sa femme Rébecca", métsahek étant ici l’intensif de Itshak.
Ainsi, grâce à cet épisode, nous comprenons ce qu’est véritablement l’amour : la capacité d’être pleinement soi-même avec l’autre ! Ce modèle de relation que fondent Itshak et Rivka a également une importance théologique importante. Ce n’est pas un hasard si la Haftara , le passage prophétique lu après notre parasha , est extraite du prophète Malachie. Son sujet est directement annoncé au deuxième verset : l’amour, l’amour que Dieu porte au peuple d’Israël malgré ses défauts et malgré ses erreurs. L’amour d’Itshak et de Rivka surmonte les désaccords qu’ils ont autour de leurs enfants, et même les "trahisons" qu’ils se font (Itshak néglige d’avertir Rivka de son intention de bénir Esaü, de même que Rivka complote derrière le dos d’Itshak pour que cette bénédiction aille à Jacob). De la même façon, l’amour que Dieu porte au peuple d’Israël est plus fort que les trahisons que nous faisons à son Alliance. Et peut-être peut-on ajouter que de la même façon, les justes du peuple d’Israël ont su conserver leur amour pour Dieu même dans les moments où l’on pouvait croire que Dieu les avait oublié.
Ce symbole de l’amour d’Itshak et Rivka est tellement important que la liturgie juive l’a introduit dans l’office du samedi matin. Au moment où nous venons louer et célébrer Dieu, juste à la fin des "psouké dézimra", nous disons en hébreu un poème de quatre versets qui commence par "béfi yésharim titromam" (par la bouche des êtres droits tu t’élèves". Cherchez bien : au sein de ces louanges d’amour pour Dieu se dissimulent Itshak et Rivka !
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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