La première fois où je suis allée à Auschwitz, il y a une dizaine d’années, alors que je visitais le camp musée, je suis entrée dans une pièce vide, sombre. Au fond, dans une alcôve mal éclairée, étaient suspendus des tallitot poussiéreux. Vision insoutenable, qui fait basculer le tréfonds de l’être. Pourquoi la disparition de ceux qui avaient donné des ailes à leur tallit ?
En contraste, Jérusalem. Rue Agron. La yeshiva massorti qui ne prépare pas au rabbinat. Aux offices, tous les étudiants, hommes et femmes, portent tallit et tefilin .
Dans le quartier de Talpiot, une petite synagogue massorti . Hommes et femmes portent le tallit, dirigent l’office et "cantilent" la Tora à tour de rôle.
Rue Emek Refaïm, une synagogue néo-orthodoxe , sans rabbin . Là encore, des femmes portent le tallit, des membres de l’assemblée, hommes et femmes à tour de rôle, portent la Tora, chantent les sections de la paracha , dirigent l’office.
Rue Shemouel ha-Naguid, une synagogue libérale. Le jour de leur bat mitzva, les filles reçoivent, comme les garçons, un tallit qu’elles mettent officiellement au cours de l’office.
Adath Shalom à Paris… La première fois où je suis montée à la Tora, en faisant face à la communauté, j’ai été impressionnée par la blancheur des tallitot qui remplissaient l’espace. Quelque chose de transcendant s’en dégageait… Peut-être l’unité d’une communauté célébrante en train de se construire ? Dans ce lieu privilégié, avec son ouverture vers le haut, d’où la lumière du jour tombe en aplomb sur la communauté, alors que dans la pénombre Jérusalem encadre l’Aron HaKodech, et que sur le mur du fond se dresse l’arbre de vie de la mémoire évoquant la menora...
Où en sommes-nous de nous-mêmes ? Quelle orientation donnons-nous à nos gestes, à notre concentration ? Quels choix faisons-nous ? Quelles responsabilités prenons-nous ? Quel renouvellement apportons-nous ? De quel œil observons-nous les nouveautés ? Nouveautés ou traditions oubliées et renouvelées ?
Et s’il était temps pour les femmes de porter le tallit ?
Est-il logique par exemple qu’une femme dirige l’office, cantile la Tora, sans porter un tallit ? Sur quoi les femmes appuient-elles leur choix de le porter ou non ? De monter ou non à la Tora ? D’accepter ou non de faire une dracha ? De cantiler la Tora ? De diriger un office ?
Et si les hommes s’investissaient à l’égal des femmes dans l’apprentissage de la cantilation, comment la physionomie de la communauté en serait-elle changée ?
Simplement quelques traits d’une évolution dans le temps : à l’époque biblique, la fille du roi Saül portait les tefilin . À l’époque des Tannaïm, une baraïta dit que c’est une obligation pour les femmes de porter les tefilin car c’est un commandement positif non lié au temps. Plus tard, les femmes en sont exemptées car on considère que le port des tefilin est un commandement positif lié au temps. Rachi et Maïmonide ont déclaré que les femmes ont tout à fait le droit de faire des mitzvot dont elles sont dispensées, et que même elles acquièrent des mérites à le faire. Et tout le monde sait que les filles de Rachi portaient tallit et tefilin . Aujourd’hui, il n’y a aucune raison d’interdire aux femmes de les porter. Rivon déclare : “Je n’ai constaté nulle part que la majorité des rabbins considèrent que l’accomplissement d’actes (pour lesquels on est exempté) soient considérés comme des interdits”.
Si la nouveauté est inséparable de la créativité, celle-ci ne peut ouvrir l’avenir qu’en germant de la tradition. Mais encore faut-il que les trois niveaux, passé, présent et futur, en assurent le renouvellement. Ce qui n’est pas le plus facile.
Par exemple, on voit aujourd’hui apparaître un nouveau genre de tallitot, plus colorés, en soie peinte, en broderie. C’est une explosion de créativité ! On appelle ces tallitot, “féminins”. Mais où est la limite ? Certains sont si loin du tallit traditionnel que seuls les tsitsiot leur donnent un air de tallit. J’ai vu des femmes portant des tallitot réduits à la forme d’une étole. Influence du culte catholique ? De nombreuses femmes néo-orthodoxes , portent, même en été, de grandes écharpes colorées qui ressemblent à des tallitot mais n’en sont pas. Est-ce la manifestation d’un désir, figé par une impossibilité à franchir le pas ? J’ai remarqué qu’il était plus facile à une femme convertie de porter un tallit qu’à une juive de naissance, élevée en milieu familial religieux depuis des générations.
Samedi dernier, ici même, j’ai remarqué un homme qui portait un tallit classique, mais sur ses bandes bleues était brodée une grande étoile de David, à l’intérieur de laquelle se trouvait une fleur à quatre pétales, le tout encadré de dentelle. Et les hommes se laissent tenter par la couleur. On les voit revêtus de tallitot aux bandes multicolores de couleurs vives, si ce n’est d’un tallit d’une seule couleur. J’ai vu, chez les néo-orthodoxes , un homme couvert de la tête aux pieds par un tallit entièrement bleu. Mais est-ce si étonnant ?
Se recouvrir du tallit, n’est-ce pas “ entrer sous les ailes de la Chehina ” ?
Dans le targum Jonatan sur Nombres 16, qui date du haut Moyen Âge et qui paraphrase la révolte de Coré, la dispute porterait sur la couleur des franges et du manteau de prière. On y apprend que Coré avait un tallit tout de pourpre violette, alors que Moïse demandait aux Bnei Israël de porter des franges de couleur blanche avec un seul fil de pourpre violette.
Lors de la découverte de Koumran, le général Yadin a trouvé dans une grotte des restes de tallit ainsi que des franges bleues.
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J’ai relevé dans le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme que : “ Traditionnellement, la laine du tallit était tissée avec des rayures noires (parfois blanches) et que l’intérêt pour le judaïsme qui a commencé dans les années 60-70 a introduit des rayures de couleurs et des motifs différents.”
Dans Chemot, où se trouvent de larges descriptions du Temple et de ses objets, j’ai remarqué l’importance donnée à la couleur bleue.
On la retrouve même sur la tiare d’Aaron, mais aussi sur sa ceinture, sur le pectoral, dans les tissus qui recouvrent les tables et les draperies posées sur les murs. Les multiples exemples qui ont été retenus par la tradition nous révèlent l’attachement à cette couleur, qui se retrouve dans le tallit.
“ Ils se feront des franges aux coins de leurs vêtements dans toutes leurs générations et ajouteront à la frange de chaque coin, un fil d’azur. ” “ cahol bahir, bleu ciel ”. Rabbi Meïr disait : “ Quelle différence y a-t-il entre le bleu des franges et les autres couleurs ? Le bleu des franges ressemble au bleu de la mer, la mer ressemble au ciel, le ciel au trône de Gloire car il est dit : ils virent le Dieu d’Israël, sous ses pieds, quelque chose de semblable au brillant saphir et de limpide comme la substance du ciel. ” (Ex 24, 10).
Le blanc, qui contient en lui-même toutes les couleurs du spectre, symbolise la création ; quant aux couleurs les plus citées en groupe, ce sont : l’écarlate, le bleu et la pourpre qui se retrouvent sur la tenture et sur la bima.
En ce qui concerne le tallit, puisque les femmes sont autorisées à le porter, la question qui me semble importante à se poser est celle-ci : où se situe la différence hommes femmes ? Doit-il ou non y en avoir une ? Où est le lien avec la tradition ? Dans notre civilisation, où le vêtement unisexe (p. ex. le pantalon) a pris depuis longtemps une place prépondérante, quelle sera la physionomie d’une assemblée juive dans dix ans ?
Comment discerner entre ce qui relève d’une revendication liée au féminisme et à la mode, et ce qu’exprime l’attachement à la différence ainsi que la recherche de signifiants spirituels ? N’y aurait-il pas aujourd’hui, danger de confusion ?
Voici deux conclusions relevées dans un article de Rivon. A propos des tefilin : “Je ne vois aucune ségrégation dans le fait que certains actes symboliques soient accomplis plutôt par des hommes et d’autres plutôt par des femmes”. Et à propos du tallit : “On doit tenir compte d’un aspect sociologique non négligeable : les femmes vêtues de tallit et kippa passent aux yeux de certains pour travesties, pour des féministes uniformistes… La tradition a lié ce vêtement au masculin comme elle a lié l’allumage des bougies aux femmes… La confection d’un tallit féminin et d’un couvre-chef féminin pourraient être une solution à explorer. ”
Le tallit n’est pas un vêtement. Son “identité” est liturgique. Peut-on le porter occasionnellement ? Est-ce qu’il se mérite ? Le porter est-il un honneur ? Bien sûr, rien de tout cela. Il fait partie du culte et “ revêtir les parures rituelles remodèle le corps physique et rectifie sa forme de telle façon qu’elle rappelle la structure du monde divin.” (C. Mopsik).
Parmi les nombreux sens du tallit, je n’en retiendrai que l’essentiel : se recouvrir du tallit, au début de l’office, n’est-ce pas selon l’expression traditionnelle “ entrer sous les ailes de la Chehina ”, cette Présence du divin liée à la vie humaine ? N’est-ce pas aussi révéler le choix que nous faisons de vivre une séparation ? De même que l’Aron haKodech est revêtu de son voile, le sefer Tora de sa robe, les juifs se revêtent du tallit. C’est la tradition, et elle fait sens. La séparation entre le profane et le sacré est intrinsèque à notre identité. Les tsitsiot nous le rappellent par l’observation des mitzvot, que chacun vit à son rythme et selon ses possibilités, mais dans une même tension. Et c’est non seulement une séparation mais, comme nous le désignent encore les tsitsiot, c’est la reconnaissance d’une construction en train de se faire parmi nous. En portant le tallit, ce vêtement non terminé, avec tous ses fils qui pendent, nous nous disons les uns aux autres que rien n’est accompli : aucun de nous n’est arrivé à la Vérité, l’Humanité est encore en gestation et il nous reste beaucoup à faire, seuls et ensemble, pour nous hisser un peu mieux sur les degrés de l’échelle… qui nous élève vers la limpidité de la substance du ciel !
Des tallitot poussiéreux d’Auschwitz, qui ont perdu leur fonction, à tous ceux des vivants de Jérusalem, en s’arrêtant à Adath Shalom , c’est l’Histoire d’Israël qui se porte, la mémoire qui se transmet, le désir qui s’exprime, la tradition qui se renouvelle, mais c’est surtout la vie juive qui, bien ancrée sur une terre dont l’actualité la tourmente trop souvent, cherche encore, envers et contre tout, à transcender le temps, toujours à la recherche de sa racine céleste.
“ Vous serez saints pour votre Dieu !”
Par Jeanne Favrat
The Crime of Wearing a Tallit
Nofrat Frenkel was arrested at the Kotel in Jerusalem on November 18 for allegedly violating the Law of the Holy Places. Here is her reflection about the incident.
Messages
Un talit s’il est joli et qu’il n’imite pas bêtement ceux des hommes...pourquoi pas ! D’autant qu’à Adath Shalom nous avons des problèmes de climatisation et qu’il fait souvent très froid.
Je ne suis pas contre s’il s’agit d’un acte de foi et non d’une revendication féministe, bien que personnellement, je n’éprouve nullement le besoin d’en porter un.
Par contre, les femmes mariées devraient porter des couvre-chefs ! PAS DES KIPOT....(imitation de l’homme et d’ailleurs le port de la Kipa c’est tout récent comme obligation, ça date seulemetn du Moyen-Age !!!!)
Je voudrais un "chapeau". Il y a là un défi pour un designer : trouver un couvre-chef moderne, féminin, léger, confortable sans être ostentatoire, pour les femmes quand elles prient. Les chapeaux des femmes orthodoxes sont rarement seyants, les foulards évoquent d’autres croyances que les notres...je continue à chercher et vous dirai si un jour je trouve !!!
Comment redonner de la blancheur à mon talit en laine qui grisâtre ? Merci.