« Mon grand-père a été président de la Landwehr (ndlr. : le corps de musique officiel de l’Etat et de la Ville de Fribourg). A cette époque, la musique recevait chaque année la bénédiction de l’évêque. La question s’est posée si cela devait aussi s’appliquer pour lui. « Une bénédiction ne peut pas vous faire de mal », a finalement tranché l’évêque. »
François Nordmann relève l’anecdote avec le sourire. Celle-ci est néanmoins révélatrice de l’état d’esprit dans lequel a dû évoluer le peuple juif jusqu’au mitan du XXe siècle. En l’occurrence à Fribourg, mais cela aurait pu être vrai ailleurs.
La République chrétienne
Vers 1900, le canton vit à l’ère de ce que les historiens appellent la République chrétienne, personnalisée par la figure emblématique du conseiller d’Etat Georges Python. C’est dans cet îlot catholique et conservateur, isolé dans une Suisse à dominante protestante, qu’est fondée, en 1895, la Communauté israélite de Fribourg (CIF). Assistante à l’Université de Fribourg, Anne-Vaïa Fouradoulas s’est penchée sur sa destinée au travers d’un mémoire de licence. Publié, le résultat a la forme d’un ouvrage éclairant, dévoilant une facette peu connue de l’histoire fribourgeoise*.
Les Juifs de Fribourg sont originaires d’Alsace pour la plupart d’entre eux. « Au départ, ils s’investissent globalement dans le commerce de bétail, de chevaux et de tissus. Cette homogénéité professionnelle, en partie imposée par le climat politico-économique, est importée de leur région de provenance. Au fil du siècle, avec l’accès de la nouvelle génération aux études supérieures, leur portrait professionnel se diversifie et se confond progressivement avec celui des autochtones », note Anne-Vaïa Fouradoulas.
La saga Nordmann
L’histoire de cette petite communauté, qui compte actuellement quelque 130 âmes, se confond en grande partie avec celle de la famille Nordmann. Venu de Zurich en 1907, Isidore Nordmann prend la tête de la CIF en 1922. Il inaugurera les premiers pas des Israélites fribourgeois vers une reconnaissance générale, notamment en devenant le directeur de la Landwehr.
A sa mort, en 1957, son fils Jean prend le relais. « Fortement pénétré de la culture et de la ferveur judaïques, il s’attache tout au long de son exercice à renforcer la fibre identitaire de la communauté, notamment en développant les domaines culturel, social et relationnel, voire politique », écrit Anne-Vaïa Fouradoulas. Son épouse, Bluette Nordmann, sera également une personnalité en vue de la CIF.
Intégration progressive
Jean Nordmann contribuera pour beaucoup à la pleine intégration de la communauté dans le tissu fribourgeois. Membre de nombreuses associations, propriétaire du magasin « Les Trois Tours », colonel dans l’armée suisse, il sera le premier Israélite élu député au Grand Conseil fribourgeois, pour le Parti radical, de 1966 à 1971. « Sa trajectoire symbolise une expérience de symbiose entre deux formes d’identités », selon Anne-Vaïa Fouradoulas.
A de son décès en 1986, son fils Claude Nordmann, docteur en physique, reprend le flambeau à la tête de la CIF suivant une logique héréditaire désormais acquise. François Nordmann, son frère, sera membre de l’exécutif de la Ville de Fribourg de 1974 à 1980, pour le compte du PS. Par la suite, il signera une brillante carrière diplomatique, qui s’est achevée récemment. Enfin, leur cousin Jean-Luc Nordmann, s’il n’est pas membre de la CIF - il est agnostique - est incontournable à Fribourg. Entrepreneur dynamique, il transforme l’ancien commerce familial en un petit empire, dont le joyau est le multiplexe de cinéma qui vient de s’ouvrir au cœur de Fribourg.
Des années sombres
Interrogé sur sa condition de Juif dans la cité des Zähringen, François Nordmann dit n’avoir jamais connu de problèmes particuliers, à part peut-être une altercation lorsqu’il était au Collège Saint-Michel, dans les années 1950. « Cela n’a jamais été un facteur ni positif ni négatif par rapport aux autres élèves », indique-t-il. Son vécu quotidien était celui des autres collégiens, à part le fait « que je n’allais pas au catéchisme ni à la messe mensuelle ». Et de souligner, encore, qu’après le concile Vatican II, le canton de Fribourg a connu une formidable ouverture des mentalités. Témoin, en 1990, l’octroi du statut de droit public à la CIF, lequel scelle officiellement sa reconnaissance au niveau cantonal. Fribourg est alors le deuxième canton de Suisse, après Bâle-Ville, à accorder ce statut à sa communauté juive.
Mais ce ne fut pas toujours ainsi. Au tournant du XXe siècle, les Juifs fribourgeois évoluent dans un climat général de méfiance à leur égard. Tolérés, ils essaient de se fondre dans le contexte cantonal sans faire de vagues. La République chrétienne de Georges Python leur offre pourtant parfois des appuis inattendus. En 1893, la première initiative populaire de révision constitutionnelle portant sur l’interdiction de l’abattage du bétail selon la pratique israélite est balayée par 76,7% des Fribourgeois. Un vote qui contredit la majorité nationale, qui accepte cette interdiction à 60%. « Les Fribourgeois n’ont pas voulu imposer un article d’exception à une minorité religieuse, eux qui, catholiques dans leur majorité, en subissaient déjà plusieurs depuis le Kulturkampf », note l’historien Francis Python.
Synagogue et cimetière
Signe d’un certain respect, les Juifs fribourgeois obtiennent en 1905 l’autorisation de bâtir une synagogue et en 1910 un espace propre au cimetière de Saint-Léonard. Ce qui n’empêche nullement un certain antisémitisme d’éclore sur les bords de la Sarine. Clairement affiché au début, ce sentiment devient progressivement plus larvé. Après que Hitler eut pris le pouvoir en Allemagne, le climat tend à l’ostracisme. Le Juif est subrepticement mis au pilori. Ainsi le correspondant de La Liberté à Berlin en 1937, estimant que « malgré les apparences du contraire, le non-aryen, à Berlin, n’est pas si malheureux ».
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la CIF est mise à contribution par les autorités cantonales pour l’accueil des réfugiés juifs. Elle consentira à d’importants efforts financiers, alors que l’Etat peut faire preuve de « sécheresse », brimant parfois les exilés. Bluette et Jean Nordmann se rendent rapidement compte que des choses horribles se passent en Allemagne, mais se heurtent au scepticisme des médias qu’ils veulent alerter.
L’heure du rapprochement
A partir des années 1950, alors que Fribourg s’apprête (enfin) à faire le grand saut dans l’ère industrielle, les gestes d’insertion se multiplient de la part des institutions politiques et socioculturelles, qui donnent le ton pour un rapprochement judéo-chrétien durant la décennie suivante. « Un intérêt et un respect réciproques s’installent entre Juifs et non-Juifs. L’instauration de rapports harmonieux peut éventuellement s’expliquer par la diversification de la scène politique fribourgeoise qui sonne le glas du « siècle majoritaire » (ndlr : les conservateurs catholiques perdent leur majorité absolue au Grand Conseil en 1966) et par les gestes d’assouplissement doctrinal de l’Eglise », estime Anne-Vaïa Fouradoulas.
La CIF vit alors son âge d’or. Mais il sera de courte durée. Car de nos jours, si les Israélites fribourgeois sont pleinement intégrés dans la vie de la cité, leur nombre diminue. Autant à cause de la sécularisation de la société que de la mobilité croissante des individus dans le contexte de la mondialisation, relève Claude Nordmann, président de la CIF. « Dans ces conditions, la communauté d’une ville moyenne comme Fribourg aura de la peine à se maintenir. L’avenir de la CIF s’annonce plutôt sombre », analyse-t-il.
« La communauté juive à Fribourg et son environnement cantonal (1895-2000) ». Collection « Aux sources du temps présent ». Disponible en librairie ou auprès de la Chaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg.
© Le Temps, 2007