Le premier, Josy Eisenberg, est bien connu du public francophone, notamment grâce aux émissions de télévision qu’il animait depuis plus de 50 ans et aux nombreux ouvrages qu’il a publié. Josy Eisenberg a eu le grand mérite de diffuser la pensée juive auprès d’un très large public. Grâce à son émission et à ses publications, des gens qui n’auraient jamais mis les pieds dans une synagogue ont découvert un judaïsme intelligent et abordable. C’était un excellent pédagogue. Il a surtout été assez original, notamment à ses débuts et a produit des émissions très variées. On peut regretter qu’à la fin de sa vie il se cantonnait dans ses émissions à un judaïsme de plus en plus orthodoxe et conventionnel, cependant n’oublions pas qu’à une certaine époque il a fait des choses véritablement audacieuses. J’ai notamment pris conscience de l’importance de son travail à la soirée d’hommage pour les 50 ans de son programme. Il y eut en effet une projection d’extraits de toutes ses émissions, commencées avant ma naissance, et j’ai été frappé par l’éclectisme et la créativité de Josy Eisenberg. De même pour ses ouvrages, qui ont toujours été de qualité. Sur le plan personnel, je me souviens d’un entretien chez lui où il m’avait reçu dans son grand appartement haussmannien, en robe de chambre de soie et cigare, tout un style… Le judaïsme francophone perd avec lui un personnage important, haut en couleur, qui aura aidé énormément de juifs à réapprendre la fierté d’un judaïsme digne d’intérêt et aura initié bien des non-juifs à la richesse de notre pensée et de notre exégèse. Que sa mémoire soit bénédiction.
Le rav Steinmann est certainement moins connu du grand public francophone. C’était le dirigeant du judaïsme ultra-orthodoxe d’obédience lituanienne, c’est-à-dire qu’il était la référence incontournable pour des dizaines de milliers de "bné Torah". Un homme d’une extrême rigueur, un ascète, dont la vie entière aura été consacrée à l’étude de la Torah de la façon la plus absolue. Né en 1913 à Kamenets , un schtetl biélorusse, il a grandit et fait ses études dans ce milieu très orthodoxe de Lituanie. Milieu de l’excellence talmudique, mais également d’une militante fermeture à la modernité. Pour échapper au service militaire polonais, il s’est enfui en 1937 en Suisse où il ira étudier dans la Yeshiva de Montreux. En 1945, il parvient en Israël en passant par l’Espagne. Il passera toute sa vie à enseigner et étudier. Ces dernières années, il était devenu la référence pour le monde ultra-orthodoxe et notamment celui du parti "Deguel Hatora". Sa mentalité et son idéologie étaient aux antipodes de celle d’un judaïsme moderne et ouvert sur la cité, comme celui que nous défendons. Il était opposé fermement à l’introduction de matières profanes dans les écoles de son secteur. Il refusait absolument de tenir compte des évolutions de la science. Il considérait que l’on devait étudier et ne pas travailler, mais pour autant ne jugeait pas sévèrement ceux qui lâchaient le Kollel pour le monde du travail. Il s’opposait à ce que des femmes acquièrent un diplôme académique, y compris dans un cadre "kasher ". Il défendait un monde juif religieux refermé sur lui-même. Il était, bien évidemment, farouchement opposé aux "femmes du Kotel ". Il était évidemment opposé au service militaire pour les étudiants de Yeshiva. Dans le domaine de la Halakha , il était d’un grand rigorisme. D’aucuns diront : un fanatique borné… Certes, cette mentalité et ce monde ne sont pas les miens. Je ne défends pas ses positions et cette fermeture. Cependant, j’ai de la tendresse et de l’admiration pour l’abnégation qu’un homme tel que lui représente. Cet homme vivait dans la modestie la plus absolue, ne cherchait pas les honneurs, considérait que toute sa vie était consacrée à l’étude des textes et à l’enseignement, rien de plus. Par sa rigueur et son exemple, le rav Steinmann est parvenu à influencer des milliers et des milliers de personnes. Il est vraisemblablement le dernier représentant de cette génération de rabbins nés dans l’autre monde, défendant bec et ongles leur mode de vie rigoriste et capables d’incarner l’idée d’un maître incontestable. Il n’est pas du tout sûr que le monde ultra-orthodoxe parviendra à trouver une autre personnalité de ce genre. Avec lui, c’est tout un monde qui s’en va. Il avait 104 ans. Que son abnégation et sa modestie en inspirent beaucoup.
Les deux personnalités rabbiniques que j’ai évoquées ici, décédées la même semaine, étaient très différentes. Les évoquer ensemble n’a pas pour but de les comparer, c’est juste l’occasion de rendre hommage à une pluralité juive inspirante dans toutes ses facettes. C’est l’ensemble de ce monde juif que j’aime, même quand je ne suis pas d’accord avec certains aspects, c’est cette variété qui fait notre richesse, c’est la grandeur des personnalités et de leur amour d’Israël qui doit rester dans notre souvenir. Hommage aux maîtres.
Yeshaya Dalsace, Hanouka 5778