La philosophie et le champ des sciences des religions sont désormais enrichis d’un ouvrage dont je pense qu’il fera date : Heidegger, le sol, la communauté, la race, sous la direction d’Emmanuel Faye, professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université de Rouen, aux Éditions Beauchesne.
Ce livre contient des contributions internationales à l’analyse de la pensée de Martin Heidegger, et en particulier aux relations de sa pensée avec le national-socialisme. Le lecteur lira pour son plus grand profit les études de Johannes Fritsche, Jaehoon Lee, Sidonie Kellerer, Robert Norton, Gaëtan Pégny, Julio Quesada Martin, François Rastier, et Emmanuel Faye.
L’ouvrage est destiné aux philosophes, c’est-à-dire à tous ceux que l’exercice de la compréhension et de la réflexion intéresse, autrement dit, à tout le monde. Je ne doute pas que de multiples recensions en seront faites par les professionnels de la philosophie contemporaine. J’attire l’attention sur ce qui est, pour ainsi dire, un point de détail, qui m’a particulièrement intéressé.
Emmanuel Faye avait publié, en 2005, un livre réédité et complété en 2007 : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Albin Michel (2005), LGF (2007). Grâce à l’analyse patiente, et à la traduction de textes et séminaires inédits de Heidegger publiés récemment, Emmanuel Faye avait donné lieu à une prise de conscience inévitable au vu des données textuelles : la « philosophie » de Martin Heidegger, présentée souvent comme l’œuvre d’un grand penseur, est fondamentalement, et d’un bout à l’autre de son itinéraire, une œuvre nazie. Cette prise de conscience ne peut que poser quelques problèmes, dont celui-ci, entre autres : que se passe-t-il, quand on sait que cette œuvre, et ses succédanés, sont enseignés, transmis ?, que la « philosophie » devient une entreprise sectaire ?
Le présent livre rassemble des études diverses. Sa justification essentielle me semble résumée dans cette question posée par l’un des auteurs ; François Rastier écrit, p.268 : « Comment conférer un statut philosophique à l’appel au meurtre de masse ? » Le lecteur du livre d’Emmanuel Faye a été clairement informé de ce que l’œuvre de Heidegger invite, de manière larvée (Être et Temps), ou pleinement déclarée (le cours de l’hiver de 1933-34), à l’extermination totale de l’ennemi, ennemi intérieur ou extérieur, et, de manière prioritaire et constante, à l’extermination des Juifs. Le présent livre offre des études diversifiées : la philosophie, la philologie et la contextualisation historique sont mobilisées pour montrer comment l’œuvre de Heidegger a été écrite, et réécrite après 1945, autour de ces thèmes de la destruction de l’étranger au « sol allemand », dans une perspective authentiquement raciale et « communautariste ».
Je souhaite attirer l’attention sur un point de perspective particulier, qui est le suivant : la perspective gnostique, la tentation gnostique me semblent inhérentes à l’œuvre de Heidegger et de ses adeptes. Et en ce sens, que je souhaite justifier en quelques mots, le livre publié sous la direction d’Emmanuel Faye bénéficiera, je crois, d’un intérêt soutenu auprès des étudiants et spécialistes en sciences des religions. Il s’agit en effet d’analyser et de comprendre des phénomènes de croyance, et les processus rhétoriques et linguistiques qui en sont les vecteurs.
La Gnose, c’est quoi ? Comme le terme, d’origine grecque, l’indique, c’est un « je sais », ou un « je connais », provenant d’un savoir et d’une connaissance réservés… à « ceux qui savent ». La définition est tautologique, circulaire : en ce sens, elle est indiscutable, elle n’est pas ouverte au champ de la discussion, de l’objection. L’« histoire de l’Être » heideggerienne est de cet ordre là.
La Gnose, cela fonctionne comment ? Comme Hans Jonas l’a enseigné, le phénomène gnostique, et les modalités de croyance qui l’accompagnent, c’est le fait de poser sans cesse des « dualismes », qui effectuent des opérations de discrimination radicale. De façon classique, l’opposition entre « vrai Dieu » et « faux dieu » en est l’exemple canonique, et le principe opératoire.
Comme Hans Jonas avait pu le faire remarquer, le dispositif gnostique n’est pas sans grandeur : là réside sans doute la capacité de tentation majeure qu’il peut exercer sur des esprits qui deviennent aliénés et soumis à son charme.
J’ai trouvé dans les analyses proposées dans ce livre de quoi alimenter l’idée suivant laquelle l’œuvre de Heidegger est une version contemporaine de la Gnose en son pire aspect. Pourquoi ?
Pour l’essentiel, la raison en est la suivante : le dualisme manichéen opère d’emblée dans ce qui se présente comme une distinction philosophique, la distinction « existence authentique/existence inauthentique ». Comme il est rappelé, Sartre lui même s’y est fait prendre, comme nombre d’autres, en y lisant la formulation de l’existentialisme subjectif. La réalité – j’entends, la réalité textuelle de Heidegger - , c’est qu’il s’agit d’un principe discriminatoire. Les textes renvoient en fait aux seuls « élus » (les allemands de souche), en excluant le reste du monde (les non-allemands), qui sont de ce fait « hors monde », donc littéralement immondes.
L’appel heideggerien à l’extermination des « non-existants », et, dit-il, « non-mortels » conduit à une extermination de la philosophie elle-même : on ne peut parler de philosophie qu’avec l’ouverture constante de l’universalité et à l’universalité.
Ce livre offre de multiples analyses, textuellement fondées, sur le mode de fonctionnement du discours heideggerien de la discrimination : la discrimination raciste et xénophobe est appelée en justification du meurtre de ceux qui sont dépourvus de Dasein (en français : des non-hommes, des non-existants) ; seuls les allemands de souche sont pourvus du rapport au « sol » nécessaire à l’existence « authentique » ; seule l’appartenance à la communauté ethnique (völkisch) des mêmes allemands de souche justifie l’« Existence ».
On trouvera dans ce livre des analyses historiques remarquables, qui permettent de contextualiser tous ces énoncés « philosophiques » qui, sous couleur de « philosophie de l’existence », propagent une doctrine nazie.
Le point essentiel me semble résider dans le tissu des analyses diverses qui permettent de comprendre comment ce type de discours – qui est une véritable « logorrhée » maniaque de caractère nébuleux – opère, et comment il suscite des effets de fascination, voire de « prestige ». Le lecteur rompu à la lecture des Écrits gnostiques trouvera, à près de deux millénaires de distance, les mêmes effets rhétoriques et… la même haine radicale à l’égard du « dieu juif » (sic).
La tentation, tentation de quoi ? Il s’agit de la tentation d’abdiquer face aux exigences de la réflexion personnelle, de la délibération consciente, de la responsabilité de ses actes, à tout ce qui est résumé dans la démarche du cogito cartésien. Tentation il y a, parce que, en présence du discours de tout « Magicien », la tentation s’offre à nous de renoncer aux exigences de la pensée réflexive et du retour sur ses pensées et ses actes, de renoncer à la conscience et à son intentionnalité : l’asservissement au discours d’autrui comme discours faisant autorité offre sans doute la promesse d’un retour infantile aux temps archaïques où nous étions dans la dépendance des instances parentales tutélaires. Qui n’en abrite la (secrète ?) nostalgie ? La philosophie, c’est l’exigence de la pensée critique, de la recherche, de la réflexion, de l’amour du savoir pour lui-même aussi. En ce sens, nous sommes tous concernés – en tant qu’hommes précisément – par les travaux d’analyse ouverts par Emmanuel Faye, il y a près d’une décennie, et qui se poursuivent heureusement dans une perspective internationale ouverte sur la recherche critique.
Pour conclure cette analyse, je dirai ceci : historiquement, la tentation gnostique s’accompagne toujours de la visée d’un « monde » jugé « mauvais », « non vrai » ; Heidegger dirait « inauthentique ». Ce qui se donnait à rêver dans la gnose antique a trouvé une traduction (dévoyée ?) lors de la Shoah : la destruction du monde des Juifs d’Europe. Martin Heidegger aura été un des contributeurs de cette entreprise de destruction ; la « guerre spirituelle » à laquelle il appelait est assurément toujours en cours.
La grande histoire rejoint notre histoire individuelle, face à ceux qui prétendent annihiler la notion même d’individu, fût-ce au nom de « l’histoire de l’être » prônée par Heidegger.
Ce livre est un rappel à la résistance face à la tentation – celle que je nomme ici « gnostique ». Il me semble justifié que pour ce livre ait été inscrite en épigraphe cette formule de Hans Blumenberg extraite de La légitimité des Temps modernes :
« … cela seul que l’« histoire de l’être » réserve à l’homme : la soumission ».
Jean-Claude Giabicani. Paris. Mars 2014.
Heidegger, sous la direction d’Emmanuel Faye, Paris, Beauchesne, 2014. http://www.amazon.fr/Heidegger-Comm...
Sur ce même sujet voir l’article de Pierre Lazar http://www.massorti.com/Heidegger-et-antisemitisme
On lira également une défense d’Heidegger par Jean-François Mattéi : Emmanuel Faye, l’introduction du fantasme dans la philosophie
http://leportique.revues.org/815