par Barbara Lefebvre et Shmuel Trigano
Après l’injonction faite aux professeurs de lycée d’ouvrir l’année scolaire par la lecture de la lettre de Guy Môquet, que l’Elysée avait présenté comme modèle du jeune héros résistant de la première heure, la méthode, bien que contestée, est reprise avec la proposition du chef de l’Etat de "confier" à chaque élève de CM2 la mémoire d’un des 11’400 enfants juifs déportés et disparus dans la Shoah.
Pour l’élève âgé de 10 ans, l’Elysée lui a choisi un modèle identificatoire du même âge : un enfant, mort lui aussi durant la même période, mais cette fois non pour ce qu’il a fait (résister) mais pour ce qu’il était (juif). C’est là une nuance méritant d’être soulignée si l’on veut comprendre la spécificité d’un génocide et ce qui le distingue des crimes de guerre. Or la façon dont ces figures d’enfants martyrs se télescopent par ces dispositions élyséennes contribue à brouiller les repères qui fondent une vraie compréhension de l’histoire au sens politique du terme.
Le destin des enfants juifs, français et étrangers, ayant disparu dans la Shoah appartient à l’Histoire. Leur mémoire n’appartient qu’à eux, nous voulons dire par là que « l’expérience vécue », que veut faire porter le président aux générations présentes, n’est en rien saisissable par un enfant de 2008. Aller à Birkenau, visiter la Maison d’Izieu, se confronter au mur du Mémorial de la Shoah où figurent les noms des disparus - sortis par les historiens de l’anonymat dans lequel les nazis espéraient les condamner après les avoir identifiés et assassinés parce que Juifs -, toutes ces démarches n’ont de sens qu’inscrites dans une perspective historique. C’est elle qui analyse, éclaire les antécédents singuliers de l’antisémitisme européen, distingue le génocide du contexte de guerre dans lequel il s’inscrit mais ne se réduit jamais.
Pourtant, force est constater que l’émotion continue d’être le ressort principal de l’enseignement de l’histoire de la Shoah. En dépit des critiques et des efforts de certains enseignants ayant compris que la question exige un travail approfondi avant sa mise en œuvre didactique, la majorité des cours donnés aux élèves de CM2 ou de collège fonctionnent sur le registre de l’identification émotionnelle. Ainsi cette élève de lycée revenant d’un voyage à Birkenau qui retient « que des petits actes par-ci, par-là, une fois regroupés, donnent des choses comme Auschwitz », ou cet élève de CM2 qui évoque ce qu’il a retenu de son cours sur le nazisme : "Ils enfermaient des gens dans des camps et leur jetaient des gaz". (JT de France 2, le 14 février.) Comment les blâmer de leur ignorance quand une enseignante confie à un sondeur, chargé d’une enquête sur les effets des voyages scolaires de mémoire, qu’elle a pris soin de ne pas "focaliser sur les Juifs, c’est le côté humain qui nous intéresse, qui prévaut". Edifiant et surtout inquiétant, car cela révèle que, sur les lieux mêmes du crime, l’effacement de la victime juive est possible au nom de la bonne conscience universelle.
Par l’identification et la personnalisation, on n’encourage pas la singularisation du fait historique mais bien sa métamorphose en une abstraction. Celle qui permet ensuite d’utiliser la Shoah comme un outil de référence anachronique pour dénoncer un organe de presse révélant l’intimité d’un homme de pouvoir, ou, lors de l’apposition d’une plaque commémorative dans l’école primaire de tel quartier, de comparer le sort des enfants juifs morts en déportation avec celui des enfants de sans-papiers menacés d’expulsion, etc.
Le président de la République et ceux qui lui ont conseillé cette maladroite initiative sont loin des préoccupations des enseignants et ignorent notamment que la question posée presque invariablement par les élèves est "pourquoi les Juifs en particulier ?", avec une variante : "Qu’est-ce qu’ils ont de spécial pour qu’on leur en veuille toujours ?". En quoi assigner à un enfant de 10 ans le nom et l’itinéraire personnel d’un enfant mort dans la Shoah l’aidera à y répondre ? C’est à l’enseignant de répondre à ces interrogations fondamentales par l’Histoire. En confiant à l’émotion la connaissance d’un fait historique, ici la Shoah, on contribue à en fragiliser la "mémoire".
Plus grave, le syndrome psychique que crée cette transmission barre l’accès à la compréhension des Juifs contemporains et des faits majeurs de leur histoire, qui ne se réduit pas à l’extermination quand on cherche à comprendre "pourquoi les Juifs ?".
Or, des Juifs comme peuple acteur de l’Histoire, les élèves français n’en entendent guère parler sinon par des bribes, dignes d’une anthologie, sur les Hébreux de l’Antiquité. Rien sur le judaïsme médiéval en terres d’Europe, rien sur l’émancipation des Juifs, rien sur les figures positives des mondes juifs et leur contribution culturelle et politique à la modernité, rien sur les facteurs de naissance du sionisme. Au regard de la polarité dans laquelle est tenue la figure juive dans notre enseignement, le Juif est soit victime (affaire Dreyfus et Shoah), soit bourreau (le conflit israélo-arabe). On ne peut répondre à la question posée par la Shoah "pourquoi les Juifs en particulier ?" que par des formules lapidaires et absurdes telles que le concept obsolète du Juif "bouc émissaire".
Le président Sarkozy ne voit pas que c’est toute une doctrine pédagogique qui est gravement en question à travers son initiative. Elle s’exprime, par exemple, à travers les écrits de Jean-François Forges, dans Eduquer contre Auschwitz [Pocket, 2004], qui invite à la mise en comparaison de faits historiques sans rapport : "On ne pourra pas être entendu, lorsque l’on parle de l’histoire de la Shoah, si on continue à faire trop souvent le silence à l’école sur les drames de la décolonisation française". M. Forges ignore les leçons de Marc Bloch : en histoire, on ne compare que des objets de même nature, un génocide à un autre génocide, pas un génocide à un crime de guerre. Cette pédagogie se reconnaît dans une pensée problématique de Paul Ricoeur pour qui "les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les déléguées auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l’Histoire".
Voilà qui encourage la concurrence victimaire et fait de la mémoire de la Shoah un enjeu idéologico-politique. Ce n’est pas le rôle dévolu à l’enseignement scolaire. Si les Juifs ont besoin de reconnaissance, ce n’est pas de leur condition de victime de l’Histoire, surtout si son universalité en efface sa singularité, mais de leur condition historique objective et de leur légitimité à exister sans avoir à présenter leurs stigmates victimaires.
Barbara Lefebvre est enseignante, et Shmuel Trigano, professeur des universités. Ils ont publié l’Image des Juifs dans l’enseignement scolaire (Editions du Nadir). Point de vue publié par le quotidien Libération, Paris, 26 février 2008.