Voici le texte : « Et il arrivait, lorsque l’Arche se mettait en mouvement, Moïse disait : « Lève-toi, Transcendance, que s’éparpillent tes ennemis et que fuient devant ta Face ceux qui te haïssent. Et lorsqu’elle reposait, il disait : « Reviens, Transcendance, myriades de milliers d’Israël ». (Nombres 10, 35-36). C’est à l’occasion du premier départ du peuple du Sinaï que l’on nous décrit donc la prière que faisait Moïse lorsque l’Arche d’alliance se mettait en mouvement. Mais pourquoi mettre ainsi ce texte en exergue ?
Parce qu’en lui-même, il constitue un résumé de toute l’histoire de sainteté : faire se lever et s’élever la Transcendance et son appel éthique dans l’histoire contre tous ceux qui voudraient ravaler l’histoire humaine à un pur jeu de forces politiques et économiques sans plus. Et lui permettre de revenir résonner au cœur du peuple d’Israël lorsque celui-ci, au cours d’une étape, essaye de se reconstituer autour d’un projet commun qui puisse le relancer dans l’histoire.
Ce va-et-vient entre élévation de l’idéal et de son appel, et retour aux modalités pratiques d’inscription dans le réel, constitue la dynamique même au creux de laquelle le peuple d’Israël a vocation de se structurer et de se construire. C’est tout cela – et plus encore - qui est en question à travers l’appareil rituel mis en place et mis en mouvement par Israël dans le désert pour témoigner de l’appel éthique du Sinaï. Ces deux versets cristallisent ainsi en eux la totalité du projet d’Israël, et peuvent être considérés comme un livre à part entière (TB Chabat 115a – 116b).
Mais le mouvement même par lequel ils émergent ainsi au cœur du livre des Nombres peut suggérer une autre lecture : ce texte ne serait pas à sa place, il devrait se trouver ailleurs dans les Ecritures (TB Chabat 116b). Quelle drôle d’idée ! Comme si l’écriture même de la Torah n’était pas parfaite, sans césure ni cassure, mais avait exigé ce mouvement d’un texte hors de son propos d’origine pour le faire retentir ailleurs, autrement.
Pourquoi ? Pour inscrire un arrêt entre deux catastrophes. Pour empêcher le peuple d’Israël de sombrer dans l’échec, lui permettre de se relever, lui redonner de l’élan et de l’élévation, avant qu’il ne rechute. Exil de la Chekhinah (présence divine) inscrit au cœur même du texte biblique donc, pour accompagner le peuple dans ses déboires et ses chutes, le soutenir et lui permettre de se relever, encore et toujours. Le mouvement même de ces deux versets les mettrait quelque part hors cadre, et c’est précisément cette exception qui leur permettrait d’inscrire une césure et un repos dans ce qui semble être l’inéluctabilité de l’échec et de l’insuffisance. Comme si l’histoire d’Israël était traversée par un mouvement qui dépassait ses propres échecs et lui permettait de rebondir malgré tout vers des espoirs et des appels supérieurs aux déboires de l’histoire.
La Transcendance elle-même aurait veillé à ce décalage d’un texte pour venir en aide aux insuffisances de l’homme lorsque celui-ci essaye de devenir le réceptacle d’une éthique infinie. Mouvement divin qui viserait à panser les insuffisances humaines en les découvrant traversées par l’amour et la patience de l’Infini.
Yedidiah Robberechts