Préface de Rivon Krygier
Pourquoi chante-t-on la fameuse formule « Le-chana ha-baa bi-Yirouchalaïm : L’an prochain, à Jérusalem ! », à la fin de Kippour, et donc, à l’issue du cycle des « Yamim ha-noraïm », les « jours redoutables » qui nous accompagnent depuis Roch ha-chana ? Cette formule se récite également – cela est davantage connu – à la fin du Seder de Pèssah. La question dès lors se dédouble : pourquoi cette espérance est-elle évoquée tant à l’issue de Pèssah que de Kippour ?
Bien que cette formule n’apparaisse pas dans les manuscrits des Haggadot avant le XVe siècle , elle est probablement plus ancienne. Quoi qu’il en soit, pour répondre à notre question, il faut remonter à une controverse talmudique entre Rabbi Yehochouâ et Rabbi Eliezer sur le mois de la Rédemption .
Pour le premier, puisque c’est en Nissan que le peuple hébreu a été affranchi (lors de la sortie d’Égypte), c’est encore en ce mois qu’il le sera définitivement, dans les Temps à venir.
Tandis que pour le second, bien que ce soit en Nissan que les Hébreux connurent la Rédemption, c’est en Tichri qu’ils seront rédimés, dans les Temps à venir. Ce débat est en fait le prolongement d’une autre discussion, dans le même passage talmudique, sur l’identification du mois de la Création : R. Eliezer pense que c’est en Tichri que le monde a été créé ; pour R. Yehochouâ, c’est en Nissan .
En somme, ces maîtres sont en désaccord à la fois sur le Com-mencement et sur la Fin. Ils ont chacun leur idée sur le mois de prédilection. R. Yehochouâ pense que tout se joue en Nissan , tandis que pour R. Eliezer, le début et la fin se jouent en Tichri . Seule la phase intermédiaire, l’amorce de Rédemption que fut la sortie d’Égypte, eut lieu en Nissan .
Pour le mois présumé de la Création du monde, la Tradition a retenu l’opinion de Rabbi Eliezer, c’est pourquoi la célébration du nouvel an a été rattachée au 1 Tichri , Roch ha-chana, « tête de l’année » . Mais pour la Rédemption future qui rassemblera les exilés des quatre coins de la terre pour monter à Jérusalem, les jeux restent ouverts ! C’est pourquoi la formule Le-chana ha-baa est énoncée tant à Pèssah (Nissan ) qu’à Kippour (Tichri ) car … allez savoir… !
Autrement dit, il faut être disponible, au moins tous les six mois, à l’opportunité de la délivrance… Quel est l’enjeu qui se cache derrière ce débat qui semble traiter du « sexe des anges » ? Pour le comprendre, il convient de se pencher sur la dualité inscrite dans le calendrier juif, sur le commencement du cycle annuel. D’un côté, la Tora nous apprend que le compte des mois débute avec Nissan : « Ce mois sera pour vous la tête des autres mois, ce sera le premier de l’année : roch hodachim, rich’on hou lakhèm » (Ex 12:2). הַחֹדֶשׁ הַזֶּה לָכֶם רֹאשׁ חֳדָשִׁים רִאשׁוֹן הוּא לָכֶם לְחָדְשֵׁי הַשָּׁנָה : . De l’autre, deux autres versets de l’Exode laissent entendre que le début de l’année est en automne, au septième mois : « temps de la cueillette, au sortir de l’année : חַג הָאָסִף בְּצֵאת הַשָּׁנָה » (Ex 23:16) et « temps de la cueillette, à la période transitoire de l’année : חַג הָאָסִיף תְּקוּפַת הַשָּׁנָה » (Ex 34:22).
Il y aurait donc deux temps de commencement annuel ! Un pour le compte des mois, l’autre pour celui des années. Qu’est-ce que cela peut signifier ? Observons pour commencer qu’il s’agit de deux périodes-charnière. Sur le plan des saisons agricoles : moisson et récolte du blé s’opèrent avant l’été, cueillette des fruits avant l’hiver. Le renouvellement de la nature se produit au printemps, tandis que les semailles et autres préparatifs de la terre se font en vue de l’hiver, en attente de la tombée des pluies (en Erets Israël).
Au plan astronomique, la terre en circonvolution autour du soleil connaît une étape décisive de transition à l’équinoxe de l’automne, et une autre à l’équinoxe du printemps. Au plan spirituel, Nissan est le temps de la sortie d’Égypte, alors que Tichri correspond, pour les Sages du Talmud , au temps de la réception des secondes tables de la Loi rapportées par Moïse (à Kippour), célébration de la réconciliation entre Dieu et Son peuple, après la faute du veau d’or.
Comme le montre une étude de psychologie , ce qui vient d’être dit à propos de Tichri et de Nissan , se retrouve dans les cycles qui marquent la vie des individus : croissance, travail, couple. Une première période est marquée par l’initiation : l’enthousiasme de la découverte. Ensuite, vient une phase d’adaptation, d’acclimatation, de mise à profit. Puis arrive le temps de l’évaluation : la reconsidération de notre état et de nos choix d’existence.
Enfin surgit le temps de la réaction : en cas de détresse, se déclenche une crise parfois aiguë qui peut déboucher sur la discorde ou la concorde, la rupture ou la réconciliation. La première phase est marquée dans la vie par le temps de la croissance de l’enfance, la conquête et l’état amoureux, l’enthousiasme et le défi exaltant que peut offrir toute nouvelle activité professionnelle.
La seconde correspond au renforcement et au développement des acquis premiers chez l’enfant, la consolidation de la vie de famille et la vitesse de croisière dans une carrière.
La troisième correspond à l’adolescence où l’on se pose un tas de question sur l’éducation reçue par ses parents, ou encore vers les quarante ans où l’on se prend à douter jusqu’à se demander parfois si l’on a fait le bon choix du partenaire, de son travail, de ses valeurs de vie, si on n’a pas eu tort de renoncer à d’autres parcours, projets ou relations. Enfin, la quatrième phase est celle qui est déterminée par nos priorités, autrement dit nos valeurs – leur degré et leur nature – et qui nous conduit à renforcer nos liens antérieurs ou au contraire, à les rompre.
La période de Nissan , temps de la sortie d’Égypte, constitue ce moment d’impulsion première, d’introduction à une dimension nouvelle, de saut dans l’inconnu, tout entier tendu vers le futur.
Tandis que la période de Tichri , temps des Yamim ha-noraïm, du jugement divin, constitue le temps de remise en question de notre comportement : notre regard se tourne vers le passé, scrute la mémoire en l’attente d’une lueur, puis d’un éveil, d’un sursaut. Si le premier porte l’élan de la jeunesse, le second est ou devrait être celui de la maturité, de la possibilité offerte de ré-aiguiller notre vie, si possible sans détruire tout ce qui a été bâti mais en recouvrant nouvelles santé et sainteté, l’élan d’amour et de justice.
À partir de ces considérations, nous sommes à même de saisir l’arrière-fond de la controverse qui oppose R. Eliezer et R. Yehochouâ. Pour le premier, c’est le travail de retour sur soi qui est déterminant : « Si Israël se ressaisit, il sera sauvé, sinon non » . Pour le second, c’est l’élan aventurier qui projette hors de soi qui conditionne la rédemption future de l’homme. Certes pour R. Yehochouâ aussi, la repentance compte pour beaucoup mais en l’absence de démarche intérieure, ce sont les événements de la vie qui lui seront une leçon : grâce aux bonnes initiatives mais au risque aussi d’expériences morbides pouvant induire de cruelles épreuves qui toutefois, pour le collectif d’Israël à tout le moins, finiront par précipiter la rédemption (ibid.).
C’est pourquoi à Roch ha-chana, le son du Chofar est là pour provoquer un saisissement en vue d’un ressaisissement. Il s’agit par la vertu de la catharsis, de faire naître le frisson, l’effroi même, qui remue notre conscience jusqu’à la plonger dans la mémoire obscure et nous faire traverser « la vallée de la mort » (Ps 23) ; elle nous oblige à vivre la déconstruction pour penser et initier la reconstruction.
L’idée de « tête de l’année » renvoie à la formidable puissance de « conduction » de cette régénérescence. À travers le jugement que Dieu prononce sur les hommes, c’est notre propre conscience qui nous juge et relève l’espoir d’échapper à nos divers exils et aliénations. Se fondant sur Zohar 1, 16b et divers textes de Rabbi Joseph Gikatila, Guershom Scholem rapporte que selon ces sources :
« Les sons primordiaux inarticulés du chofar qui retentissent le jour du nouvel an contiennent potentiellement toutes les expressions du langage, la voix de la Création en général. Selon des cabalistes ultérieurs, la voix du chofar embrasse toutes les prières de l’année à venir… »
C’est le travail sur soi qui prépare le mieux à la Rédemption. En Nissan , le mot-clef est celui de liberté. En Tichri , celui de repentir. Prospectives ou rétrospectives, ces notions si opposées soient-elles, sont en réalité complémentaires. Tel est le secret qui mènera ou ramènera à Jérusalem, par Nissan ou par Tichri .
Après une première édition séparée des mahzorim de Roch ha-chana et Kippour, voici une nouvelle édition revue, corrigée et regroupée. J’espère que les membres et amis d’Adath Shalom et ceux des autres communautés massorti sauront en apprécier la nouvelle forme, plus élégante, plus complète et mieux adaptée, grâce au support de la transcription phonétique, à ceux qui accomplissent leurs premiers pas sur le chemin de la synagogue en vue de recouvrer leur pleine identité hébraïque !
Rivon Krygier