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La destruction des juifs de Roumanie (1940-1944)

La destruction des juifs de Roumanie (1940-1944)

La Shoah sans Allemands -

Il est un pays, en Europe, où 350 000 juifs furent exterminés sans que les Allemands aient eu à intervenir, ou seulement de façon marginale. Un pays où les tueries atteignirent un tel degré de sauvagerie que les nazis eux-mêmes se dirent parfois choqués. Ce pays s’appelle la Roumanie, et, comme l’écrivit l’historien américain Raul Hilberg, "aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi activement au massacre des juifs".

Cartea Neagra, un ouvrage exceptionnel

Deux ensembles de sources avaient permis à l’auteur de La Destruction des juifs d’Europe de parvenir à cette conclusion : d’une part, une série de douze volumes de documents compilés par Jean Ancel et édités par la Fondation Beate-Klarsfeld dans les années 1980 ; d’autre part, un livre de 1 000 pages publié à Bucarest à la fin des années 1940 sous le titre Cartea Neagra. Il s’agit d’un ouvrage exceptionnel. Et ce pour deux raisons, qui tiennent aux conditions dramatiques dans lesquelles il fut composé et aux faits proprement ahurissants qu’il décrit.

Politique antisémite autonome

Été 1940. La Roumanie est dépecée. L’URSS et l’Allemagne, alors alliées, président aux partages des dépouilles. La première s’octroie la Bessarabie et la Bucovine du Nord. La seconde offre à la Hongrie une partie de la Transylvanie, et à la Bulgarie la Dobroudja méridionale. Dans ce qui reste du pays, la colère monte. Déconsidéré, le roi Carol abdique. Ce climat délétère profite aux extrémistes : en septembre 1940, le général Antonescu forme un gouvernement "national-légionnaire", qui ne tarde pas à s’allier avec l’Allemagne hitlérienne.

Pour les juifs, c’est la catastrophe. Des lois antisémites avaient déjà été édictées en 1938. Ce n’est rien à côté de celles qui se mettent en place en août 1940.

A partir de cette date, pas une semaine ne passe sans qu’un nouveau décret contre les juifs ne soit promulgué. Les premières mesures sont "classiques" : interdiction d’exercer certaines professions, spoliation des biens, etc.

Bientôt, c’est dans les moindres replis de leur vie quotidienne que l’Etat vient traquer les juifs : en leur confisquant leurs postes de radio et leurs vélos, en leur interdisant d’acheter du pain, ou encore en les obligeant à se dépouiller d’une partie de leurs vêtements, faute de quoi ils risquent dix ans de prison...

Témoignages

Un homme, dès cet été 1940, prend conscience du caractère absolument inédit de la situation. Il s’appelle Matatias Carp, est âgé de 36 ans, et compte parmi les avocats les plus réputés de Bucarest. Juif lui-même, bientôt exclu du barreau, pas du genre à se laisser terrasser par les événements, il décide de se lancer dans un projet fou : devenir le greffier des souffrances endurées par les siens.

Cette activité l’occupera pendant toute la guerre. Jour et nuit, Carp n’aura qu’une obsession : rassembler les preuves. Ses activités à la tête de l’Union des juifs roumains lui permettent de se constituer un dense réseau d’informateurs dans tout le pays. De leur part, il recevra quantité de rapports et de photos sur telle région ou telle famille.

Mais il n’entend pas se contenter des témoins. Il veut aussi pénétrer l’univers des bourreaux.

Au péril de sa vie, et avec la complicité d’un fonctionnaire dont il achète le silence, il se rend clandestinement au ministère de l’intérieur, le dimanche, pour y recopier les archives. De retour chez lui, il classe et transforme cette masse d’informations en microrécits, qu’il dicte à sa femme. Cartea Neagra est le fruit de ce travail colossal.

Massacres sauvages

Toute la "Shoah à la roumaine" y est racontée : le pogrom de Bucarest, en janvier 1941, celui de Iasi, qui fit 14 000 victimes cinq mois plus tard, puis les innombrables massacres commis par l’armée, la police et la gendarmerie roumaines jusqu’en 1944.

En particulier en Transnistrie, un territoire de 40 000 km2 où les juifs furent pillés, violés, fusillés, noyés dans des puits et brûlés dans des bâtiments agricoles.

Comme à Bogdanovka, où 48 000 moururent en un mois dans une porcherie. Bogdanovka, où un officier roumain dira que "la vie d’un chien y valait plus que celle d’un juif"...

Parce qu’il mettait en lumière la profondeur de l’antisémitisme populaire et la responsabilité de l’Etat dans la mort de la moitié des juifs roumains, Cartea Neagra tomba dans l’oubli pendant des décennies.

Retour du refoulé

Sa réédition en Roumanie, en 1996, contemporaine de la parution en Russie du Livre noir sur la déportation des juifs d’URSS et de Pologne, de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, autre document fondamental interdit par les Soviétiques pendant cinquante ans, est le signe de ce tardif "retour du refoulé" sur la Shoah qui saisit actuellement tout l’est de l’Europe.

Une anamnèse dont Matatias Carp ne fut pas le témoin, lui qui mourut en 1953 en Israël, cinq ans après avoir achevé ce livre fait, comme il le disait, de son sang et de ses larmes.

Cartea Neagra. Le Livre Noir de la destruction des Juifs de Roumanie (1940-1944) de Matatias Carp.

Traduit du roumain, préfacé et annoté par Alexandra Laignel-Lavastine.

Denoël, 706 p., 27 €.

D’après la critique parue dans Le Monde 09.04.09

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